En changeant le statut de la basilique Sainte-Sophie le président turc Recep Tayyip Erdogan a dressé contre lui Chypre, l'Egypte, la Grèce, Israël, l'Arabie saoudienne et les Emirats arabes unis. C'est l'avis exprimé par le politologue Nick Danforth sur les pages du magazine Foreign Affairs.
"L'empereur byzantin Justinien a construit la basilique Sainte-Sophie au VIe siècle en tant que symbole de la foi impériale et du pouvoir. Après la conquête de Constantinople par les Ottomans en 1453, le sultan Mehmed II a transformé la basilique en mosquée – pour la même raison. En 1934, le président turc Kemal Atatürk, qui a capturé Istanbul après la défaite des forces britanniques et grecques, a ordonné de transformer la basilique en musée. Cet acte a souligné la perspective laïque de la jeune république turque et signalait l'entente sur les valeurs culturelles et civilisationnelles communes avec les puissances occidentales, qui ont été vaincues à l'époque par la Turquie. Cependant, de nombreux islamistes et nationalistes conservateurs étaient profondément indignés par cette décision: la désacralisation de la basilique Sainte-Sophie était perçue comme un outrage à l'identité de la Turquie et était associée aux ennemis occidentaux de la Turquie.
En annonçant le nouveau statut de la basilique Sainte-Sophie Recep Erdogan a qualifié cet édifice de "patrimoine commun de l'humanité". Néanmoins, le reste de son discours pouvait être interprété comme un avertissement à tous ceux qui pourraient prendre cette phrase au premier degré. Il insistait sur le fait que la contestation de sa décision sur la transformation de la basilique en mosquée était une atteinte au droit souverain de la Turquie qui ne se distingue en rien des atteintes à son drapeau ou à ses frontières. Quelques jours plus tard il a répondu à la critique de la Grèce et des Etats-Unis en déclarant que leur condamnation était "équivalente à une atteinte directe à la souveraineté turque".
Afin de mettre davantage l'accent sur la fusion de la foi avec la souveraineté turque, le dirigeant turc a choisi un jour symbolique, le 24 juillet, pour prier à la basilique Sainte-Sophie. Ce jour-là, en 1923, les puissances alliées ont signé le traité de Lausanne en reconnaissant l'apparition de la République turque indépendante sous la gouvernance d'Atatürk… Le récit de Recep Erdogan sous-entend que la laïcité en soi d'Atatürk représentait la continuité de l'occupation étrangère. En d'autres termes, pour Atatürk la laïcité faisait partie intégrante de l'établissement de la souveraineté de la Turquie. Alors que pour Recep Erdogan la souveraineté turque reste limitée tant que la religion ne reprendra pas sa place légitime.
Recep Erdogan a alarmé les voisins de la Turquie en supposant que la souveraineté de son pays n'était pas encore garantie. Le président a critiqué les termes du traité de Lausanne, tout en se référant aux "frontières spirituelles" de l'Empire ottoman, et a caractérisé l'Est de la Méditerranée en tant que patrie historique de la Turquie. Compte tenu du récent déploiement des forces armées turques en Libye et en Syrie, la rhétorique d'Erdogan a poussé plusieurs puissances régionales à se dresser contre Ankara, notamment Chypre, l'Egypte, la Grèce, Israël, l'Arabie saoudite et les EAU. En même temps, cette alliance a convaincu Ankara qu'il devait protéger la souveraineté turque contre un entourage hostile", a conclu Nick Danforth.
Alexandre Lemoine
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