Choquée il y a deux semaines par l'assassinat d'un enseignant en plein jour, toute la France s'est littéralement sentie à sa place pendant une journée quand, jeudi dernier, à la veille de la Toussaint, des fanatiques ont commis des attentats dans des églises et dans la rue. Qui a ouvert ce front intérieur et contre quoi se bat la France pratiquement en solitaire?
Nice, Avignon, Lyon, le consulat de Djeddah (Arabie saoudite). Quand le 29 octobre les communiqués concernant les attentats contre des citoyens français ont commencé à se succéder avec une rapidité déconcertante, c'est devenu clair: plus personne n'est en sécurité. La ligne de front réelle n'est pas à l'étranger, elle se trouve en France même. Malgré tous les efforts de la police, tout cela ne s'arrêtera pas d'un coup. D'autant que les alliés ne se bousculent pas au portillon: l'UE compatit, mais rien de plus.
Que s'est-il passé et pourquoi les événements se sont précipités à tel point?
Les deux camps en ont fait une question de principe – ceux qui défendent la loi et les valeurs de la France, et ceux qui veulent vivre en France selon d'autres lois et valeurs. La réaction des autorités françaises à l'assassinat d'un enseignant au collège de Conflans-Sainte-Honorine était soudainement brutale, parce que le meurtrier (or les autorités pensent qu'il n'a pas agi en solitaire) a touché le nerf citoyen et républicain de la nation – ce à quoi la France s'identifie. Et il ne s'agit pas du choix de la matière enseignée, ce qui a sans doute jeté de l'huile sur le feu. Mais du fait qu'une fatwa a été lancée contre le pédagogue qui enseigne conformément aux prescriptions de son ministère de l'Education. En d'autres termes, la tradition laïque de l'enseignement, une tradition française qui date de plus d'un siècle, a été modifiée conformément à une tradition religieuse.
Plus encore. L'édit d'une autorité religieuse (la police française a l'intention de découvrir laquelle) qui a condamné à mort l'enseignant a été incité par le père d'une élève, qui n'a pas participé au débat sur les caricatures religieuses, mais qui a décidé d'exprimer son avis. Cet homme est connu, il a été arrêté, l'enquête est déterminée à découvrir en détail comment il a agi et qui l'a appuyé. Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin a clairement déclaré au journal Libération: physiquement le meurtrier était armé d'un couteau, mais idéologiquement il a été armé et incité à agir précisément par les vidéos du père de famille sur les réseaux sociaux, qui a décidé de remettre de l'ordre au collège.
En fait, c'est le point central qui indigne la grande majorité de Français dans cette histoire. De quel droit des gens qui vivent dans notre pays sans respecter nos lois veulent décider comment il faut éduquer les futurs citoyens de la France? Des caricatures aujourd'hui, le voile à l'école demain, ensuite l'interdiction des filles à l'école, puis de la musique et de la peinture, d'autres calendriers… Qui est maître dans son pays, enfin?
Le président français Emmanuel Macron a qualifié ce phénomène de "séparatisme islamique", en disant qu'il fallait une loi l'inscrivant dans les lois républicaines. Cette loi était en préparation, mais après le meurtre de l'enseignant le Conseil de défense et de sécurité a décidé de la mettre au point pour la présenter début décembre. Toutefois, certains sont d'un autre avis. L'ex-premier ministre François Fillon pense qu'il faut être plus intransigeant. "Le moteur de ce refus d'intégration n'est pas seulement l'imposition au monde des règles, des valeurs, des dogmes de la religion musulmane. C'est pourquoi je parle de totalitarisme."
Et ils sont nombreux à être de cet avis. La gauche et la droite, les tolérants et les intransigeants, les audacieux et les timides – tout le monde exige des éclaircissements maintenant: de quels dogmes et valeurs parle-t-on? D'où viennent-ils? Didier Leschi, président de l'Institut européen en sciences des religions, rappelle: plus de la moitié des imams de France sont des Turcs, beaucoup ont été envoyés par la Direction des affaires religieuses d'Ankara, ce qui est un moyen important de contrôle de la diaspora pour le président turc. Il est évident que la nouvelle loi accordera aux autorités laïques le droit de réguler l'activité des imams, ainsi que des mosquées et des écoles religieuses en France (dont la Turquie est le plus grand propriétaire et sponsor). La remise en question de cette influence ne serait-elle pas la raison pour laquelle le président turc Recep Tayyip Erdogan a été le premier à attaquer la France, ses produits et son président? Après quoi, selon les commentateurs français, dans le monde islamique a commencé une concurrence ouverte dans la lutte contre la France: qui protégera le mieux l'islam et ses croyants contre elle. Alors que la France comptait défendre ses valeurs chez elle également.
Il semble vraiment que pour tous les acteurs le front local est le plus important. Et c'est le cas de la France parce qu'elle a osé en solitaire lancer un processus que n'a osé personne d'autre en Europe, comme l'ont rappelé les attentats barbares la semaine dernière. Ils sont terribles, mais Gérald Darmanin a raison en disant que la ligne entre la vie normale et la radicalisation qui mène au terrorisme s'est effacée de facto. Des dizaines de conflits similaires à celui qui a eu lieu au collège de Conflans se produisent chaque semaine – dans des hôpitaux, des mairies, des préfectures. Le ministre de l'Intérieur l'a qualifié de djihad de nouveau type, ce n'est pas Al-Qaïda ou Daech lointains, ce sont des "islamistes locaux" qui veulent faire la loi là où ils vivent.
Difficile à dire comment la situation évoluera par la suite, mais une chose est sûre: ce ne sont plus des philosophes qui sont en première ligne du côté de la France, mais la police.
Le ministère de l'Intérieur devra assurer la protection des citoyens qui sont attaqués pratiquement à tous les coins de rue. Et pas seulement. Gérald Darmanin prépare une loi sur le séparatisme en fermant en parallèle des mosquées et des organisations islamiques suspectes, ainsi que l'expulsion de personnes soupçonnées de liens avec des terroristes.
En ce qui concerne le fond, le ministre français a mis les points sur les i: "Ce qu'on cherche à combattre, c'est une idéologie, pas une religion." Mais il faudrait cesser d'utiliser dans ce combat fatidique des arguments qui jettent de l'huile sur le feu, comme les caricatures provocantes.
Alexandre Lemoine
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