06.04.2022
Le président turc Recep Tayyip Erdogan prend la première place dans la compétition informelle entre les dirigeants de l'Allemagne, de la France et de la Turquie pour savoir qui d'entre eux sera le principal médiateur dans le processus de paix en Ukraine. Il est parvenu à déplacer la plateforme principale des négociations de Biélorussie, où Kiev refusait absolument de venir, à Istanbul. Et même à s'assurer un consentement préalable des dirigeants de la Russie et de l'Ukraine de s'y rencontrer pour la signature d'un traité de paix, à condition qu'il soit conclu.
L'une des dernières initiatives de Recep Erdogan n'a pas encore été accomplie, il est question de l'évacuation, prévue pour le 3 avril, des étrangers "retenus en otages" à Marioupol via la ville de Berdiansk contrôlée par les forces russes. Le président français Emmanuel Macron s'efforçait à réaliser cette évacuation, ce qui a engendré des spéculations sur le fait qu'un groupe de "conseillers" français serait "coincé" dans la ville, qu'il cherchait à protéger. Cependant, l'entente a été convenue avec le dirigeant turc.
Les médias turcs continuent de souligner les résultats obtenus par leur président dans le processus de paix russo-ukrainien. Ils citent les propos du journaliste allemand Wolfram Weimer que ni Emmanuel Macron, ni Olaf Scholz, ni Israël, ni la Suisse, ni le pape, ni l'ONU n'avaient réussi à organiser de telles négociations, alors que Recep Erdogan a réussi. Il est précisé que la Russie a hautement apprécié la contribution de médiation de la Turquie en lui envoyant un message de gratitude spécial.
Mais d'autres voix se font également entendre.
Le quotidien turc Evrensel pense que la campagne de propagande lancée dans le pays pour qualifier Recep Erdogan de "leader mondial" grâce à ses "succès" de médiation sur le dossier ukrainien lui est nécessaire à des fins de politique intérieure. Comme l'indiquent les communiqués qu'après les négociations la cote de Recep Erdogan et de son Parti de la justice et du développement, selon les sondages, a augmenté de 3%.
Il est noté également que le rôle de "principal médiateur" dans le processus de paix ukrainien comporte certains risques. Le succès n'est pas garanti, alors qu'il est possible de se brouiller avec les deux belligérants. La déclaration du président turc concernant le consensus trouvé aux négociations d'Istanbul sur quatre des six points a été rapidement réfutée par le ministère ukrainien des Affaires étrangères. Puis, les propos du porte-parole de la présidence turque Ibrahim Kalin condamnant "l'annexion" de la Crimée ont été critiqués par le ministère russe des Affaires étrangères.
Les risques augmentent pour la Turquie également parce que l'Ukraine voudrait la voir parmi les futurs "garants" de sa sécurité dans le cadre du traité, ce que cherchent à esquiver les États-Unis. Sachant que Washington ne se réjouit pas de l'activité de médiation d'Ankara, dont il voudrait avant tout une position plus clairement exprimée au profit des États-Unis et de l'Otan. Lors du dernier sommet de l'Otan, le 24 mars, le président américain Joe Biden n'a pas souhaité rencontrer son homologue turc, malgré son "leadership de médiation" dans le conflit ukrainien.
Cependant, ce n'est pas seulement la "gloire mondiale" qui attire Recep Erdogan dans le dossier ukrainien. À l'issue des pourparlers d'Istanbul, le négociateur ukrainien David Arakhamia a déclaré que sa délégation y resterait pour s'entretenir avec le gouvernement turc sur la coopération militaire et technique, ce que personne n'a nié.
Kiev continue de s'intéresser avant tout aux drones Bayraktar. Une présentatrice de la chaîne turque Halk TV a déclaré que le président turc avait été "personnellement intéressé par le déclenchement d'un conflit en Ukraine". Parce que les ventes et les exportations de drones, fabriqués par le gendre du président, Selçuk Bayraktar, ont significativement augmenté ces deux dernières années.
Il est étonnant qu'après la destruction totale supposée des drones turcs officiellement livrés en Ukraine (36 unités), on continue de les abattre. Il se pourrait que des Bayraktar y soient livrés via différents itinéraires. Ils auraient pu arriver à Kiev à bord de deux avions de transport A-400, venus de Turquie le premier jour de l'opération spéciale le 24 février.
Comme le rapportent des chaînes Telegram ukrainiennes se référant au Service de sécurité d'Ukraine (SBU), l'Ukraine a récemment signé un accord pour louer à la Turquie quatre avions de transport très lourds An-124 pendant 30 ans (de facto jusqu'à la fin de leur cycle de vie) en échange des Bayraktar. Les équipages ukrainiens resteront à bord des avions, leur maintenance sera assurée par des spécialistes ukrainiens. Les commandes de transport seront prises par la compagnie turque Baykar Makina, appartenant à ce même Selçuk Bayraktar, qui recevra également tous les revenus.
En ayant affaire à la Turquie, il faut toujours garder à l'esprit qu'elle poursuivra toujours et partout ses propres fins. Elle refuse absolument de décréter des sanctions économiques contre la Russie. Les entreprises turques perçoivent le départ de concurrents occidentaux du marché russe comme une opportunité. Le chef de la Chambre de commerce d'Istanbul indique que les autorités turques doivent élaborer au plus vite des mécanismes permettant de faire passer le commerce bilatéral en devises alternatives en roubles, en yuans et en or.
La Turquie maintient ouvert son espace pour les navires et avions russes. Son strict respect de la Convention de Montreux sur le statut des détroits du Bosphore et des Dardanelles, empêchant aux navires occidentaux d'entrer en mer Noire en période de conflits militaires, convient parfaitement à la Russie. Au début de la crise actuelle, les États-Unis avaient tenté de persuader la Turquie de voir la Convention de Montreux d'une manière "plus large", mais en vain.
Alexandre Lemoine
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