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Emmanuel Dupuy, président de l'IPSE, l’Institut Prospective et Sécurité en Europe, donne un entretien à Observateur Continental sur le tournant pris dans la diplomatie française sur l'Otan, la Russie et sur les anicroches avec Berlin.
Peut-on dire que la rencontre avec Vladimir Poutine à Brégançon était l'amorce du changement dans la vision politique d'Emmanuel Macron?
- Je dirais plutôt que la rencontre entre Vladimir Poutine et Emmanuel Macron était, un exemple, une illustration d'une volonté de renverser la table de la part d'Emmanuel Macron. Deuxièmement, encore une fois, cela ne veut pas dire -en me répétant- que tout le monde le suive sur cette position. Nos principaux partenaires européens ne le suivent pas, en tout cas, comme en attestent les récentes déclarations de Boris Johnson et d’Angela Merkel. Un certain nombre de diplomates français interrogent la légitimité de ce changement. Un certain nombre de nos partenaires au sein même de l'Union européenne s'offusquent ou en tout cas s'interrogent sur le timing d’une telle prise de parole française, soit juste avant le sommet de Londres (Sommet de l'Otan à Londres les 3 et 4 décembre 2019). Pourquoi est-ce-que ce timing est intéressant et mérite que l’on s'y intéresse? Quand Emmanuel Macron dit, à l’occasion du dernier Conseil européen des 16 et 17 octobre derniers, que ni la Macédoine du Nord ni l'Albanie ne peuvent rentrer dans l'Union européenne, il y a évidemment un impact sur le processus d'adhésion de ladite Macédoine du Nord au sein de l’Otan, alors que Skopje devrait rentrer précisément à l'occasion du sommet de Londres, rejoignant ainsi le Monténégro qui est devenue le 29ème état membre de l'Alliance atlantique, en juin 2017.
Est-ce un faux pas d'Emmanuel Macron de ne pas accepter ces deux pays dans l'Union européenne?
- Je ne sais pas ce qu'on peut entendre par faux pas. En tout cas, il l'assume. Après les conséquences sont compliquées à appréhender. On perd un certain nombre de soutiens qui étaient, en réalité jusqu’ à présent, des soutiens assez fidèles à nos positions. La Macédoine du Nord a changé de nom en février 2019, par l’Accord de Prespa, parce que nous avons insisté, en vue du processus d'adhésion. Son Premier ministre, Zoran Zaev a été élu sur la perspective d’une intégration européenne, attendue depuis 18 années. Le simple fait que Emmanuel Macron mette son veto contre un membre ou contre 25 autres pays européens affaiblit des partenaires politiques sur lesquels nous aurions pu compter dans cette zone fragile, objet d’un regain d’intérêt tant de Washington, Moscou que Pékin. Zoran Zaev et Edi Rama, le Premier ministre particulièrement francophile et francophone d'Albanie, étaient politiquement sur la même longueur d'onde que Emmanuel Macron dans cette perspective. Cela nous met désormais effectivement quelque peu en porte-à-faux avec un certain nombre de forces politiques qui jusqu’à présent étaient des forces politiques de soutien,sur lesquelles auraient pu compter Emmanuel Macron. C'est aussi particulièrement le cas avec le nouveau président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Comment peut-on envisager de relancer le processus de Minsk sous le «Format Normandie» en mettant l'index (Emmanuel Macron avait déclaré préférer des migrants de Guinée ou de Côte d'Ivoire légaux que des filières bulgares ou ukrainiennes clandestines https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-berretta/macron-provoque-un-incident-diplomatique-avec-la-bulgarie-02-11-2019-2344867_1897.php ) sur l'incapacité du nouveau président ukrainien à juguler ses filières d'immigration. On voit bien là aussi qu'il y a une certaine forme d'incohérence qui a été prise, donc, à l'égard de l'Ukraine ou encore vis à vis de la Bulgarie. Il faut savoir que c'est un cas d’école, un petit peu particulier, car c'est la première fois qu'un président d’un Etat de l'Union européenne critique un autre pays de l'Union européenne pour le non-respect de la politique européenne et de ce que l’on appelle l’acquis communautaire. Il faut se rappeler que la Bulgarie est membre de l'Union européenne depuis 2004!
Est-ce-que Emmanuel Macron se met à dos l'Allemagne avec sa nouvelle diplomatie?
- Cela n'est pas la première fois. C'est un long processus. Ce processus avait commencé avec des positions divergentes de la France vis-à-vis des choix allemands en matière d'exportation d'armement. Tout le monde a en tête que les positions d’Emmanuel Macron et d'Angela Merkel ou de l'actuelle ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, future probable chancelière allemande, en 2021 ou 2024, si Angela Merkel va jusqu’au bout de son mandat, sont radicalement différentes par rapport à la doctrine de l'exportation de nos armements, à l’égard, notamment de l’Arabie saoudite. Les Allemands nous ont bien fait comprendre que tout matériel français ou européen, qui aurait des composants allemands, serait inexportable vis-à-vis d'un certain nombre de pays, nommément l'Arabie saoudite. On sait que la France ne pratique pas cette politique «d'embargo» qui pourtant devrait être effective, puisque quatre résolutions du Parlement européen nous enjoignent depuis 2015 à ne plus livrer des armes dont on sait qu'elles seront utilisées au Yémen. C'était la première «anicroche» entre les Français et les Allemands sur le sujet de la défense européenne puisque les Français accusaient les Allemands précisément de bloquer le processus de défense européenne par ce biais. Les Allemands se justifiaient en disant que cela n'a absolument rien à voir puisqu'il s'agissait de matériels d'exportation, dont l’utilisation est faite par pays tiers ; qui plus est, quand ce dernier bafoue les droits de l’homme et provoque à travers ses opérations militaires, principalement des victimes civils et tue des enfants.
Le deuxième sujet de préoccupation est d'une certaine façon le futur européen qui va être marqué par un agenda qui échappe à la France. La présidence française du G7 se termine fin décembre et la présidence allemande de l'Union européenne commence à partir du 1er juillet 2020 et que la prochaine croate de l’UE abondera, comme par habitude, du reste, en direction de Berlin. Cela veut dire que le tempo allemand va beaucoup conditionner un certain nombre de rapports de force. D'une certaine façon, il faut lire l'article de The Economist, ainsi que les dernières décisions et déclarations d'Emmanuel Macron comme une volonté de tenter de marquer son terrain pour essayer de donner l'impression qu'il est encore en capacité de parler au nom des Européens. Malheureusement, on a vu dans les heures qui ont suivi l'entretien que ce n'est pas le cas, car tous les partenaires européens semblent d’accord pour demander des comptes à Emmanuel Macron à l'occasion du sommet de l'Otan qui se tient le 3 et 4 décembre prochain à Londres. Le Secrétaire général de l’Otan, le Norvégien Jens Stoltenberg semble avoir résumé cet étrange sentiment qui flotte sur l’UE depuis les propos du président français, en s’interrogeant sur le fait que l’UE puisse défendre l’Europe. Oubliant de préciser, au passage, contre qui…