L'aspiration du gouvernement turc à placer les intérêts nationaux au-dessus de la solidarité de bloc avec l'Occident a entraîné des divergences entre Ankara et les alliés traditionnels (Etats-Unis, UE, Otan), d'un côté, et un renforcement de ses liens avec la Russie, de l'autre. Toutefois, ces liens sont régulièrement mis à l'épreuve.
Depuis l'adhésion de la Turquie à l'Otan en 1952, les Etats-Unis deviennent le principal partenaire stratégique du pays. Et l'Alliance en soi est perçue par la plupart des Turcs principalement comme un instrument de la géopolitique américaine. Le conflit actuel avec Washington a commencé sous la présidence de Barack Obama, et sous Donald Trump il tend constamment à s'aggraver. A l'origine des frictions la suspicion des autorités turques que les Etats-Unis sont impliqués dans le mouvement protestataire de Gezi (2013) et dans la tentative de coup d'Etat militaire à Istanbul et à Ankara (2016). Sans oublier le soutien ouvert par Washington de plusieurs organisations de Kurdes syriens, considérées comme terroristes en Turquie. Les symptômes du conflit étaient l'acquisition par la Turquie de systèmes antiaériens russes S-400, l'arrestation du pasteur américain Andrew Brunson, le scandale autour des avions F-35, etc.
Les différends stratégiques avec les Etats-Unis résident dans les tentatives d'Ankara de mener une politique multivectorielle déclarant une importance égale entre les axes atlantique, moyen-oriental (avec un accent sur la religion) et russe.
Cependant, la Turquie est incapable à elle seule de faire face à la pression des Etats-Unis, d'où son aspiration à renforcer ses liens avec des centres de force alternatifs: l'Union européenne et la Russie (Ankara n'a pas d'alliés au Moyen-Orient hormis le Qatar).
Pendant des décennies les pays d'Europe occidentale considéraient la Turquie comme un instrument important permettant de garantir ses intérêts géopolitiques vis-à-vis de l'URSS ("avant-poste" de l'Occident) et des pays du Moyen-Orient (promotion du "modèle turc" à titre d'exemple pour les pays musulmans de la région). Ce qui a engendré une interdépendance économique et sociale entre la Turquie et les pays de l'UE. La moitié du commerce extérieur et une grande partie de l'économie turque sont orientées globalement sur l'UE, où vivent des millions de Turcs ethniques, certains ayant la citoyenneté turque.
Dans les années 1990, la signification militaro-politique de la Turquie pour les alliés occidentaux a faibli, et avec l'arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (2002) a commencé un éloignement politique, idéologique et civilisationnel du pays de l'Europe, qui s'est traduit par l'abandon de l'orientation unilatérale sur l'Occident tout en renforçant le vecteur moyen-oriental sur l'axe international.
Après quoi, Bruxelles a presque immédiatement laissé entendre qu'il n'était pas prêt à voir la Turquie au sein de l'UE. De plus, la critique grandissante de la politique nationale et étrangère d'Ankara s'est transformée en promesses de sanctions concrètes. Néanmoins, le gouvernement turc, mettant l'accent sur la situation géopolitique unique du pays et sur "l'attachement aux valeurs démocratiques", tout en menaçant d'ouvrir les frontières avec la Bulgarie et la Grèce à des millions de migrants asiatiques et africains, continue de maintenir Bruxelles en mode dialogue. En même temps, l'UE souhaite elle aussi entretenir de bonnes relations avec la Turquie occidentalisée et adéquate dans la région, qui plonge de plus en plus dans un chaos de confrontation de tous contre tous.
Dans une certaine mesure l'expérience historique négative, les paradigmes nationalistes et religieux de la structure étatique turque compliquent également la perception de la Russie en tant qu'un partenaire véritablement proche. Néanmoins, les deux pays ont réussi à instaurer des relations vraiment solides dans le domaine économique, et il y a quelques années ils se sont rapprochés dans le secteur politique et militaro-technique.
Mais il ne faut pas non plus oublier une certaine divergence d'intérêts finaux de Moscou et d'Ankara sur le dossier syrien important pour eux. Ce qui détermine le caractère complexe de l'alliance entre les deux pays dans le cadre du format d'Astana. La rivalité en Syrie a déjà conduit les deux pays vers une grave crise en 2015, et à ce jour il demeure des divergences connues. Ces dernières ont refait surface après l'offensive de l'armée syrienne contre le dernier bastion des terroristes – Idleb, et pour cause – des militaires turcs tués par l'artillerie syrienne après que la Turquie n'ait pas informé la partie russe (et donc syrienne) d'un déplacement de ses troupes. Recep Erdogan a souligné qu'à l'étape actuelle la Turquie ne jugeait pas utile d'entrer en conflit avec la Russie car les deux pays réalisent d'importants projets économiques – la centrale nucléaire d'Akkuyu et le gazoduc Turkish Stream.
En annonçant aujourd'hui le rejet "de l'hypocrisie et du diktat de l'Occident" la Turquie affiche une dérive vers les valeurs nationales et religieuses, qui représentent un mélange de turquisme, de néo-ottomanisme et de l'islam sunnite.
Sachant qu'en réalité les différends entre Ankara et les capitales occidentales ne doivent pas être perçus comme un signe de rupture définitive des relations d'alliées avec les Etats-Unis et l'UE – la Turquie reste dépendante de ses partenaires occidentaux dans plusieurs domaines. Il est donc fort probable à moyen terme que le gouvernement turc continue d'appeler à la fois à la Russie et à l'Occident, tout en défendant ses intérêts au Moyen-Orient et ailleurs.
Comme en témoigne un exemple récent: après la mort de militaires turcs, Recep Erdogan a demandé à ses alliés stratégiques – au président américain et à la chancelière allemande, de faire pression sur Moscou (son allié stratégique) afin que la Russie persuade Bachar al-Assad de stopper l'offensive.
Rester assis sur deux chaises à la fois c'est spacieux, mais dangereux. Notamment en sachant qu'en Syrie Ankara combat déjà sur deux fronts: d'un côté, ses soldats se battent de facto contre l'armée syrienne, de l'autre – contre la milice kurde soutenue par les Américains.
De toute évidence, la politique complexe et multivectorielle de la Turquie sera maintenue, ce qui créera forcément des complications dans ses relations avec tous les autres partenaires dans la politique mondiale.