Observateur Continental vous présente l'analyse d'Andreï Kadomtsev, politologue, conseiller du Délégué aux droits de l'homme en Fédération de Russie pour les affaires internationales.
Au fur et à mesure que grandit la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine, la perspective de la division du monde en deux camps économiques adverses prend une forme de plus en plus réelle. Un tel scénario pourrait placer pratiquement chaque Etat ou association interétatique devant la nécessité de "choisir son camp". L'UE pourrait alors se retrouver dans une situation particulièrement difficile.
A l'heure actuelle, la Chine est déjà devenue la deuxième économie du monde et un leader technologique mondial. L'ascension économique renforce également les positions politiques de Pékin dans le monde. Cependant, la concentration de l'ensemble du pouvoir entre les mains d'un seul parti effraye l'Occident, qui voit la Chine comme une "menace pour l'ordre mondial libéral". Dans ce contexte la guerre commerciale américano-chinoise n'est perçue que comme un écho de "la lutte pour la domination mondiale". La Chine est un problème comme l'Occident "n'en a jamais vu". Peut-être qu'il ne comprend même pas encore ses contours, affirme un expert américain sur les pages du Figaro. Les analystes des deux côtés de l'Atlantique s'entendent à dire que le rôle de l'Europe dans ce conflit grandissant est "dangereux".
La divergence des positions entre l'UE et les Etats-Unis sur nombre de problèmes internationaux a commencé bien avant l'élection de Donald Trump. Cependant, le locataire actuel de la Maison blanche a mis en évidence toute la profondeur de ces différends. Il a proclamé la concurrence entre les puissances selon le principe "tous contre tous" comme étant la priorité dans sa Stratégie de la sécurité nationale. Une telle vision doctrinale du président américain pousse les Européens à douter encore plus de la disposition de l'Amérique à respecter ses engagements d'allié. Les politiques de l'UE les plus prévoyants sont forcés de reconnaître que la situation actuelle transforme l'Europe en otage de l'Amérique en matière de sécurité. Qui s'oppose objectivement à l'autonomie de l'UE même dans les affaires continentales, sans parler des mondiales.
Dans les relations avec les Etats-Unis l'objectif principal de l'UE reste l'élaboration de contremesures sur les quatre fronts de "l'attaque géopolitique" de Donald Trump: l'Iran, le commerce, la défense et la politique migratoire. Cependant, les Etats membres de l'UE demeurent divisés sur de nombreuses questions, certains pays sont incapables de concurrencer l'économie américaine, alors que l'Europe dépend des Etats-Unis en matière de défense. Au final, les Européens ne parviennent toujours pas à s'entendre sur la fermeté avec laquelle il faut réagir à la politique de Donald Trump.
En même temps, l'UE et les Etats-Unis sont tous les deux intéressés par le règlement du problème d'"actions malhonnêtes" de Pékin. Il s'agit de l'escalade d'accusations visant la Chine de vol de propriété intellectuelle, de transfert forcé de technologies, de subventions industrielles et de déformations sur le marché de compagnies publiques et de saturation du marché. Il existe également des préoccupations communes concernant de sécurité. "Si la Chine investissait de plus en plus dans les ports et l'infrastructure de l'Europe, elle aurait la possibilité en cas de situation d'urgence de bloquer le déplacement des forces. C'est ce qui devrait mettre la puce à l'oreille de l'Otan", indique le média allemand Handelsblatt.
Ces dernières années, tandis que les Etats-Unis s'enfermaient de plus en plus sur eux-mêmes, l'agenda commun de l'Europe et de la Chine s'est élargissait. Les Européens et les Chinois affichaient des approches similaires des problèmes du commerce mondial et de la politique en termes de changements climatiques. En réponse à la stratégie protectionniste avancée par le président américain sous le slogan "l'Amérique avant tout", la Chine cherche à se présenter comme un partisan de transparence et de commerce libre du moins à l'échelle de l'Eurasie. La Chine et l'UE sont également rapprochées par les dures accusations de Donald Trump visant ces deux centres économiques mondiaux de restriction artificielle des importations américaines et de manipulations monétaires.
En parallèle, l'ampleur et la profondeur du rapprochement entre l'UE et la Chine possèdent des limites objectives. Premièrement, il reste de sérieux différends politiques, notamment sur le thème aussi important pour l'Europe que les droits de l'homme. Les Européens restent préoccupés par un important déséquilibre dans les relations commerciales et économiques, par les restrictions pour les compagnies européennes travaillant en Chine. Durant des consultations au sommet en 2019, les Européens profitant de la guerre commerciale américano-chinoise ont réussi à obtenir de Pékin des concessions en matière d'accès de leurs compagnies et produits sur le marché chinois. Mais on ignore, constatent les experts occidentaux, si l'Europe est capable de faire pression sur la Chine si cette dernière ne tenait pas ses engagements.
Les Américains proposent à l'Europe deux scénarios possibles. Le premier, plus dur. L'Europe assume la majeure part de la garantie de sa propre sécurité. Alors que les Etats-Unis restent au sein de l'Otan, mais uniquement à titre de "dernière ligne de défense". En échange l'Europe adopte une position pro-américaine ferme contre la Chine, notamment dans le secteur de la protection des technologies importantes relatives à la sécurité nationale. https://foreignpolicy.com/2020/02/06/europes-post-brexit-future-is-looking-scary/ Et le second, plus "soft". L'Europe doit reconnaître le "problème de la Chine grandissant" et élaborer sa proche approche vis-à-vis d'elle.
Du point de vue des élites euro-atlantiques traditionnelles, il existe une alternative sous la forme d'"effondrement de l'Occident en tant qu'union des pays attachés aux valeurs libérales démocratiques". https://securityconference.org/assets/user_upload/MunichSecurityReport2020.pdf C'était précisément l'objet du rapport publié pour l'ouverture de la Conférence de Munich sur la sécurité. "Nous sommes témoins d'un "effondrement de l'Occident" en tant que configuration géopolitique relativement soudée. Le monde devient de moins en moins occidental. Mais surtout, c'est l'Occident lui-même qui devient moins occidental", stipule le rapport.
Les tendances mondiales actuelles placent les acteurs des relations internationales revendiquant le rôle d'un centre d'influence autonome devant un choix difficile: tenter de créer son propre ordre, s'intégrer avec les autres et se battre pour une position adéquate à l'intérieur d'un nouvel ordre collectif ou essayer de se prémunir contre les changements. En effet, l'Europe se retrouve dans une position de plus en plus difficile.
Les Etats-Unis exigent de la détermination au niveau des engagements politiques et mêmes juridiques. Menaçant, en cas de refus, de démanteler complètement le système des relations qui prémunissait les Européens pendant des décennies de la nécessité de prendre des décisions autonomes mais difficiles et coûteuses dans tous les sens du terme. De son côté, l'ascension économique et technologique rapide de la Chine pousse d'elle-même les Européens à se décider: l'Europe veut-elle commercer et échanger les technologies avec le futur leader éventuel dans de nombreux domaines importants du progrès scientifique et technique? Au final, le Vieux Continent veut-il maintenir la position de l'une des régions du monde les plus avancées sur le plan socioéconomique?
Quelle que soit l'issue, l'Europe devra assumer le fardeau de responsabilité. Ainsi que des frais bien plus élevés qu'auparavant. Verbalement les dirigeants du continent déclarent encore leur intérêt pour un modèle multipolaire du système international. Mais pour ne pas "se retrouver écrasée" dans la confrontation entre Washington et Pékin, l'Europe devrait certainement abandonner les tentatives de "rétablir la situation comme avant".