Très au fait des questions sécuritaires et des enjeux géopolitiques, Tewfik Hamel, expert en questions militaires et en relations internationales, développe, dans cet entretien, une analyse pointue de la crise libyenne. Le rôle des puissances occidentales, celui de Russie et celui des pays du Golf y sont finement décortiqués. Et, cerise sur le gâteau, il s’étalera, avec une rare profondeur historique, sur celui que joue – ainsi que celui que devrait jouer – l’Algérie dans un conflit dont le terrain est un pays avec lequel elle partage près de 1000 kilomètres de frontières.
Le conflit libyen fait peur autant par sa violence que par le flou qui l’entoure. Quels en sont les enjeux et les acteurs principaux?
Tewfik Hamel - L’avenir sera façonné moins par les frontières nationales que par les chaînes d’approvisionnement mondiales, un monde dans lequel les pouvoirs, les entités et les personnes les plus connectés gagneront. La connectivité est la force la plus révolutionnaire du XXIe siècle. Toutefois, en pensant à l’avenir, il faut comprendre à la fois ce qui est intemporel et ce qui va probablement changer. Au-delà du discours flatteur de la mondialisation sur un monde sans frontières, «l’histoire du monde moderne a été structurée par l’impérialisme», disait Willie Thompson. Ce qui est en jeu, c’est la répartition et l’éclatement de la Libye. Sans un horizon politique, ce pays risque de sombrer dans une guerre civile prolongée. Le discours sur le rétablissement de la stabilité en Libye masque les ambitions prédatrices des puissances extérieures. Les vraies motivations des acteurs impliqués sont le contrôle du marché et des ressources naturelles de la Libye. Outre la quête des sphères d’influence, la reconstruction de la Libye offre un gigantesque marché aux multinationales occidentales, russes et turques. Pour les Libyens, un consensus sur une répartition équilibrée des richesses pourrait constituer une base à une feuille de route pour la transition en Libye.
Le sommet de Berlin dont on a attendu beaucoup a, semble-t-il, accouché d’une sourie: un simple communiqué final avec des recommandations plutôt attendues. Y a-t-il une réelle volonté internationale de mettre fin au conflit ou bien la Libye n’est qu’un terrain où se traduisent les divergences d’intérêts des grandes puissances?
- La solution politique a été exclue dès le début, y compris avant le renversement de Khadafi. L’option militaire a été privilégiée pour changer le régime libyen et ensuite pour déterminer le résultat sur le terrain. La solution militaire est une conséquence de l’échec et d’exclusion de la politique. Il y a une volonté de modifier militairement les rapports de force sur le terrain avant d’engager une solution politique. La situation en Libye échappe aux Libyens. Les puissances extérieures (la Russie, la France, la Turquie, les États-Unis, pays du Golfe, l’Égypte), chacune tire de son côté, tout en prônant un discours pacificateur. Presque toutes les puissances nucléaires et membres permanents du Conseil de sécurité cherchent leur part du «butin» en Libye.
Comme Thucydide l’a suggéré, il y a des siècles, étant donné la nature humaine, les événements qui se sont produits dans le passé risquent nécessairement de se reproduire de façon régulière dans le futur. Les défis futurs ressembleront, à bien des égards, aux défis auxquels les forces des pays de Sud ont fait face au cours du dernier siècle. Les interventions impériales ne vont pas disparaître. La guerre a été le principal moteur du changement et de l’expansion du capitalisme et de l’impérialisme au cours de l’histoire, et il n’y a pas des raisons de croire que l’avenir sera différent à cet égard. Pas plus que la nature fondamentale du changement de la guerre. En revanche, les changements dans le paysage stratégique, l’introduction et l’emploi des nouvelles technologies, et l’adaptation et la créativité des puissances intervenantes vont modifier le caractère des opérations militaires.
La notion de guerre humanitaire a principalement façonné le pouvoir politique et, donc, les ambitions impérialistes. Le moment unipolaire de l’Amérique a été remplacé par un marché géopolitique dans lequel les États-Unis, l’Union européenne, la Chine et la Russie rivalisent pour façonner l’ordre mondial selon leurs propres termes. Ce concours est plus violent et décisif dans les régions pivots d’Asie centrale, du Moyen-Orient et d’Asie de l’Est. La Chine, l’Europe et l’Amérique utilisent leurs gravités impériales pour tirer ces régions, y compris l’Afrique, dans leurs orbites. Les ressources de ces régions détermineront largement le sort du jeu d’échec géopolitique mondial, mais dont l’avenir est toujours incertain. L’humanité réorganise la planète en investissant jusqu’à 10 000 milliards de dollars par an dans les infrastructures d’énergie, de transport et de communication reliant les mégapoles en plein essor du monde. Cela a des conséquences sur la géopolitique, l’économie, la démographie, l’environnement et l’identité sociale. Cette connectivité fait que les forces armées seront déployées pour protéger les chaînes d’approvisionnement autant que les frontières nationales. Les nations sont moins en guerre sur le territoire que sur les pipelines, les chemins de fer, les voies de navigation et les câbles Internet.
Et pour les monarchies arabes, quel rôle y jouent-elles?
- Les monarchies du Golfe jouent le rôle de bailleur de fonds ou sage-femme du «nouvel ordre mondial» axé sur le néolibéralisme. La politique des pays du Golfe est à la fois une cause et une conséquence de la désintégration du système régional arabe. Leur posture traduit une recomposition des alliances régionales et un changement fondamental des frontières politiques qui définissent l’ennemi et l’ami. Cette posture reflète un changement profond des intérêts nationaux et des identités collectives des pays du Golfe. Les rivalités interarabes marqueront le paysage régional. Ce qui explique le rapprochement avec Israël. Pour ces derniers, l’espace arabo-musulman n’est plus le concept organisateur central de leur politique de sécurité et défense ni de leurs intérêts nationaux. La dimension arabe est devenue un simple accessoire aux services des intérêts nationaux qui sont étroitement liés au système américain. En plus des rivalités régionales principalement entre l’Arabie saoudite, l’Iran, Turquie, etc. dans lesquelles les facteurs identitaires et religieux sont mobilisés pour des gains géopolitiques et soutenir leur politique intérieure, l’arabisme et l’islamisme rivalisent également pour gagner l’âme arabe.
Et dans ce tumulte, quels sont les scénarios envisageables à court, à moyen et à long termes?
- Le meilleur moyen de voir ce qui se passe aujourd’hui en Libye et ailleurs est à travers un prisme géopolitique. Les puissances extérieures se sont lancées dans le projet géopolitique classique pour assurer la domination sur les zones les plus importantes en termes de ressources, comprise comme la source du pouvoir et de richesse. La démocratie, les droits de l’homme contribuent à adoucir les ambitions géopolitiques. L’intervention libérale des États du Nord n’ont que très rarement joué un rôle dans la démocratisation des pays du Sud depuis 1945. Entre la Seconde Guerre mondiale et 2004, les États-Unis sont intervenus plus de 35 fois dans les pays en développement à travers le monde. Mais seulement dans un seul cas – en Colombie après la décision américaine en 1989 de s’engager dans la guerre contre la drogue – ils ont fait une Etat stable relativement.
L’importance de l’éthique répond à un souci de ce que l’on appelle le «cohérentisme» qui est indissociable du calcul coût/avantage. La montée des systèmes coloniaux a certes été suivie par leur chute, mais la décolonisation de la fin du XXe siècle a quelque chose de particulier. Le colonialisme n’a pas seulement disparu, il est devenu illégitime. Les arguments éthiques et idéologiques que les partisans du colonialisme utilisaient dans le passé ne fonctionnaient plus dans l’ère post-Seconde Guerre mondiale. Au lieu de cela, les arguments éthiques contre la domination coloniale ont prévalu. Les arguments éthiques, autrefois utilisés en appui au colonialisme, ont servi à le miner, et en bout de ligne à l’éliminer. Par conséquent, nous assistons à d’autres formes d’intervention: comme les opérations spéciales, soutien au mouvement séparatistes, «colonialisme temporaire», recours aux mercenaires et aux entreprises de sécurité privées.
Les interventions arbitraires sont en train de saper le système de l’ONU et du droit international. En 1999, l’ancien secrétaire de cette organisation, Kofi Annan, exprimait des inquiétudes à ce sujet et soulignait le paradoxe de l’interventionnisme lorsque des «États et groupes d’États peuvent prendre des mesures militaires en dehors des mécanismes établis pour l’application du droit international». C’est-à-dire: «N’est-il pas un danger que ces interventions sapent le système de sécurité imparfait, encore élastique, créé après la seconde guerre mondiale, et créent des précédents dangereux pour les interventions futures, sans un critère clair de décider de qui peut invoquer ces précédents et dans quelles circonstances?». «Rien dans la Charte des Nations Unies n’interdit de reconnaître qu’il y a des droits au-delà des frontières. Ce que la Charte ne dit pas, c’est que la force armée ne doit pas être utilisée, sauf dans l’intérêt commun. Mais qu’est-ce que l’intérêt commun? Qui le définit? Qui le défend? En vertu de quelle autorité? Et quels sont les moyens d’intervention?».
La stratégie des puissances de l’OTAN véhicule l’idée de la restructuration du monde. Elles appellent à l’utilisation de la force sans être contraintes par les règles et les normes de la communauté internationale. Ces notions forment une vision néo-impériale dans laquelle les grandes puissances de l’OTAN s’arrogent le rôle mondial de fixer les normes, déterminer les menaces, utiliser la force, et rendre la justice. Ce qui explique leur attitude face à l’intervention de la Turquie en Syrie et en Libye, par exemple. La condamnation de la Turquie ou de l’Iran d’une part, et le soutien à l’Égypte, à Israël ou aux pays du Golfe, d’autre part, sont révélateurs de ce double standard. C’est une vision dans laquelle la souveraineté devient plus absolue pour l’Amérique, la France, la Grande Bretagne, etc. en même temps qu’elle devient plus conditionnelle pour les pays qui défient les standards de Washington par leur comportement interne et externe.
Compliquée comme équation ! Et quelles sont les cartes dont dispose l’Algérie pour le règlement du conflit et assurer la sécurité à ses frontières?
- Dans l’environnement de sécurité est volatile, ambigu, complexe et incertain, l’Algérie a besoin d’une politique et d’un engagement actifs en tant que base de la stratégie de sécurité nationale pour atteindre ses objectifs en temps de paix et de guerre. Stratégiquement parlant, la guerre commence bien avant le premier coup de feu. La préparation politique, diplomatique et logistique à la guerre et les combats eux-mêmes font une partie intégrante de la même activité. Fonctionnellement, le point essentiel est qu’un pays adopte des objectifs en fonction de ses intérêts et comment ils sont affectés, menacés ou contestés dans le système international. Le rôle de l’Algérie s’est affaibli ces dernières décennies. Avec la «décennie noire», la gestion personnelle du système Bouteflika et les difficultés économiques et politiques internes, l’Algérie n’a su et pu maintenir son activisme diplomatique ancré dans une approche globale cohérente. Elle était souvent dans une posture réactive qu’active et encore moins proactive.
Le dynamisme infusé par le hirak offre une opportunité pour établir une stratégie globale qui résume la vision nationale pour le développement, l’application et la coordination de tous les instruments de la puissance nationale afin d’atteindre les grands objectifs stratégiques, à savoir: préserver la sécurité nationale; renforcer la prospérité économique nationale; promouvoir les valeurs nationales. Plus précisément, c’est le processus par lequel les fins sont liées aux moyens, les intentions aux capacités, et les objectifs aux ressources. Une stratégie de sécurité globale vise à contrer les menaces réelles ou potentielles aux intérêts, valeurs ou survie d’un État. Cela passe par l’édification d’un État moderne. Car même avec la bonne volonté, l’instabilité aux frontières libyennes risque de durer encore des années, voire des décennies. Globalement, l’Algérie a besoin de coordonner les instruments de la puissance nationale, renforcer son front intérieur, revoir les procédures de recrutement, de formation et de promotion au sein du ministère des affaires étrangères, développer ses infrastructures nationales comme construire une ligne ferroviaire Nord-Sud et faire de Tamanrasset une capital économique et culturel du Sahel, etc.
La source de cet article: https://www.mondialisation.ca/linstabilite-aux-frontieres-libyennes-risque-de-durer-encore-des-annees-voire-des-decennies/5641800