Les crises nationales sont censées souder les Américains. Mais aujourd'hui, quand le pays est confronté à une pandémie sans précédent et à l'aggravation des problèmes persistants de racisme et d'inégalité, la scission au sein de la société américaine est plus profonde que jamais. Les conséquences négatives de cette division se manifestent non seulement dans le pays, mais également dans sa politique étrangère.
La polarisation a pénétré de la politique nationale dans la diplomatie américaine. Les querelles de parti désorientent la politique étrangère, chaque nouvelle administration annule les engagements internationaux antérieurs, les institutions sont politisées, et les différends sont sans fin. L'incapacité de trouver un compromis dans le pays commence à prédéterminer le comportement des Etats-Unis à l'étranger. Auparavant, la conscience de l'objectif commun vers lequel le pays avance apportait de la stabilité à la politique étrangère américaine, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui, et cela affaiblit la diplomatie.
Les litiges entre les partis sur la politique étrangère ne datent pas d'hier. Cependant, comme l'indique dans son étude Kenneth Schultz, professeur de Stanford, l'hostilité entre les partis se transforme de plus en plus en une règle, et non en une exception. La ratification par le sénat d'accords internationaux ces dernières décennies est devenue une procédure difficile, voire pratiquement impossible sous la présidence d'Obama. Même quand en 2012, Bob Doyle, vétéran de la Seconde Guerre mondiale grièvement blessé, qui est devenu ensuite chef de la majorité sénatoriale et candidat à la présidence, est entré dans la salle du sénat en chaise roulante en demandant aux républicains de ratifier la Convention des droits des handicapés basée sur le droit américain, ils ont pratiquement tous voté contre uniquement dans le but d'empêcher Barack Obama de s'attribuer cette victoire.
Il semblait à l'époque que la confrontation entre les partis avait touché le fond. Mais le président Donald Trump a réussi à aller encore plus loin – c'est pratiquement le cas de tout ce qu'il fait. En devenant président, il s'est mis à rompre activement un accord après l'autre sans proposer la moindre alternative. Il a envoyé à la poubelle l'accord nucléaire avec l'Iran ("malentendu"), l'accord de Paris sur le climat ("très injuste") et le Partenariat transpacifique ("violence contre notre pays") sur lequel travaillait l'ancienne administration démocrate. Le président s'est récemment retiré du traité Ciel ouvert, le START 3 pourrait être le prochain sur la liste.
La participation du congressiste Mike Pompeo aux audiences sur l'assaut contre le consulat américain à Benghazi a montré comment la politique étrangère pouvait servir d'arme pour la politique nationale (où la polarisation est une fin et non un moyen). En prenant les fonctions de secrétaire d'Etat Mike Pompeo s'est distingué en utilisant la politique nationale comme une arme sur la scène internationale. Le scandale avec la destitution, la manipulation des relations avec l'Ukraine pour "remplir des consignes de politique intérieure", comme l'a déclaré Fiona Hill, est un exemple marquant, mais pas unique.
L'érosion en soi du consensus bipartite dans la politique étrangère n'est pas encore une tragédie. Mais les querelles permanentes et la tactique de terre brûlée, devenues inhérentes à la politique nationale des Etats-Unis ces dernières décennies, mutilent également la diplomatie américaine. Et les conséquences sont les plus graves. A noter trois d'entre elles.
Premièrement, l'Amérique a perdu en grande partie le crédit de confiance et la réputation d'antan de partenaire fiable et compétent. Si les parlementaires américains ne soutiennent pas les accords conclus, n'organisent pas des audiences impartiales sur eux ou au moins ne cessent pas de les discréditer immédiatement après leur signature, alors pourquoi les amis et les ennemis des Etats-Unis entameraient avec eux des négociations? Et pourquoi devraient-ils croire que le gouvernement américain tiendra ses promesses?
Les Etats-Unis se sont enlisés dans une crise de polarisation, et leur réputation de pays capable de commettre de grands exploits, qui était déjà entachée, souffre encore plus aujourd'hui. D'autres pays avaient toujours de reproches à la politique des Etats-Unis et leur poids géopolitique, mais en général malgré eux ils devaient tenir compte de notre compétence et de la force de notre exemple. Aujourd'hui, le gouvernement américain ne peut plus obtenir même l'approbation du budget au congrès, sans parler d'être à la tête de la lutte mondiale contre la pandémie destructive. Un jour, Donald Trump a déclaré que les étrangers riaient de nous. En réalité, c'est pire - ils nous plaignent et ne nous font pas confiance.
La deuxième conséquence de la polarisation a été l'écartement du principe de diplomatie apolitique. J'ai travaillé sous dix secrétaires d'Etat. Tout le monde avait un excellent flair politique, sinon ils n'auraient pas été nommés à ce poste. Et en même temps, chacun d'entre eux séparaient clairement la politique nationale de l'étrangère. Cependant, Mike Pompeo est devenu le secrétaire d'Etat le plus engagé politiquement à notre mémoire – il évince systématiquement des professionnels de carrière pour faire place à ses propres protégés, mène une guerre contre le prétendu "Etat profond", prend plaisir des querelles politiques, attaque les médias "d'opposition", détruit les mécanismes de contrôle de son activité (il a récemment renvoyé un inspecteur indépendant du département d'Etat américain) et utilise presque ouvertement le département d'Etat américain comme un tremplin pour sa future carrière politique.
Si le monde s'habituait au fait que les Etats-Unis ont deux politiques étrangères différentes, démocrate et républicaine, alors cela tenterait davantage les autres pays à s'ingérer dans notre politique nationale et attendre que l'administration indésirable se termine. Tout cela nuira à nos intérêts nationaux.
Enfin, les autorités du pays sapent les capacités de la diplomatie en entamant leur approche "sans compromis" dans la politique nationale et aussi étrangère. La diplomatie américaine imitait déjà auparavant l'enclin de la Maison blanche au maximalisme qui ne nécessite aucun effort. Mais en attisant la polarisation dans la politique étrangère, l'administration actuelle, plus que toute autre, restreint le potentiel de la diplomatie américaine au moment où elle est le plus sollicitée.
Il n'est pas facile en principe de renoncer à la polarisation, mais, comme l'écrit Thomas Carothers, il est particulièrement difficile de régler ce problème aux Etats-Unis. Notre polarisation est très aiguë, elle dure plus longtemps que dans la plupart d'autres pays en accumulant les différends ethniques, idéologiques et religieux.
La polarisation de notre politique étrangère continue d'affecter davantage l'élite politique, et non la société dans l'ensemble. C'est une bonne nouvelle. La mauvaise étant que quand la polarisation commence au sein des élites, elle s'arrête rarement là. Et ensuite il devient pratiquement impossible de stopper sa propagation.
Les différends entre les partis sont clairement perceptibles aujourd'hui dans l'interprétation de nombreux problèmes de politique étrangère comme la lutte contre les changements climatiques ou l'immigration. Mais sur certaines questions primordiales l'opinion publique américaine est divisée bien moins que les politiques de Washington. En dépit des appels de Donald Trump "l'Amérique avant tout", la plupart des Américains pensent que les Etats-Unis doivent jouer un rôle actif et responsable dans les relations internationales, maintenir des alliances solides et travailler sur les accords de libre-échange. Un rôle encore plus important joue la prise de conscience de la nécessité de mener une politique étrangère qui répondrait aux attentes et aux espoirs de la classe moyenne américaine.
La politique étrangère doit répondre davantage aux demandes de la société américaine, et non de l'élite diplomatique héréditaire – ce principe peut devenir un bon point de départ pour la dépolarisation, mais cela ne suffit pas. Le gouvernement américain doit montrer qu'il est capable d'obtenir des résultats réels en politique étrangère, et non de faire simplement le jeu des préférences de parti mineures dans le pays.
La polarisation est apparue en Amérique bien avant l'arrivée de Donald Trump au pouvoir. Les changements qui pourraient s'opérer en novembre, après l'élection présidentielle, apporteront un puissant effet thérapeutique, sans conduire pour autant à une guérison à part entière. Il faut du temps, une vision à long terme et un travail laborieux pour surmonter les problèmes causés par la pandémie et les manifestations. Aujourd'hui, quand la concurrence dans les relations internationales est devenue bien plus intense, les erreurs coûteront cher.
Alexandre Lemoine
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