Depuis des décennies, la mondialisation, en dépit d'innombrables reproches à son égard, était perçue comme quelque chose d'irréversible. L'année 2020 marque la fin d'une époque sans alternative.
Le monde a commencé à faire le bilan de l'année 2020 en avril, en prenant conscience de l'ampleur du cas de force majeure qui a frappé l'ordre socioéconomique. Au printemps, malgré le choc et la panique, tout le monde faisait des pronostics et des suppositions. Avec des réserves que nous entrons dans une phase de très grande indétermination, mais quand même.
Et en décembre la situation est devenue bien plus compliquée. La pandémie fait rage, mais les transformations politiques ont ralenti, alors que l'ordre du jour international n'a pas changé dans l'ensemble. Sur le plan économique tout le monde s'attend à une chute catastrophique, mais en apparence la situation ne semble pas encore fatale. La vie ne s'est pas effondrée, mais elle suivra certainement une autre trajectoire.
Paradoxalement, le monde est entré en mouvement quand il s'est figé. Littéralement, en instaurant des "lockdown" de différentes densités. Mais ce n'est pas la pandémie qui a provoqué un sursaut. Les distorsions s'accumulaient depuis longtemps dans le système mondial, les changements s'accumulaient en quantité suffisante pour passer à la qualité. Il fallait un catalyseur, et c'est le virus qui a joué ce rôle.
Il est clair que l'apparition de la nouvelle maladie n'est pas devenue un tournant ou une fracture, mais n'a fait que mettre en avant et accélérer les tendances qui s'approfondissaient depuis longtemps. Mais il existe également un autre aspect plus important. La pandémie a de facto annulé le phénomène d'absence d'alternative ou d'irremplaçabilité, et surtout d'irréversibilité du développement global, auquel tout le monde s'est résigné depuis longtemps. Non seulement ceux qui saluaient la mondialisation, mais également les antagonistes pointant ses nombreux vices et lacunes.
Les discussions concernant la crise de la mondialisation ne datent pas d'hier, au moins depuis la crise financière de 2008-2009. La propagation rapide de la métaphore du "cygne noir" reflétait une attente d'événements qui nous plongeront dans le chaos de changements incontrôlables. Comme il s'est avéré cette année, les pandémies mondiales étaient prédites dans des rapports et articles analytiques, simplement les mises en garde étaient ignorées en en prenant formellement note.
La mondialisation, en dépit d'innombrables reproches à son égard, était perçue comme quelque chose d'irréversible. L'ouverture globale (plus exactement l'impossibilité d'une fermeture) et l'éternelle mobilité totale semblaient être des choses inhérentes. Au XXIe siècle, il n'y avait pas de révisionnisme sur la planète parce qu'il n'y avait pas d'acteurs qui auraient cherché à renverser un ordre des choses inacceptable pour eux. La bataille sur la scène internationale ne se déroulait pas pour une révolution dans les affaires internationales, mais pour s'aménager une place plus confortable dans le système existant.
La pandémie a coupé l'herbe sous les pieds de la structure décrite. Il s'est avéré qu'en cas de force majeure la mondialisation pouvait, en fait, être débranchée.
Qu'il était possible aussi de fermer toutes les frontières en stoppant la majeure partie des déplacements, que l'économie mondiale pouvait s'arrêter en un instant, qu'il était même possible d'annuler les valeurs et les principes déclarés comme des axiomes. Et que les choses à condamner (le protectionnisme, l'égoïsme, l'aspiration à échapper à l'interdépendance) étaient un comportement rationnel.
La pandémie a fait sortir la vie de son sillon plus brutalement que ne le faisaient les guerres mondiales. Les espoirs qu'elle joue le rôle d'une telle guerre en réduisant à néant les contradictions ne se réalisent pas. L'intensité des conflits ne fait que grandir. Mais il existe un facteur majeur. Pour la première fois depuis longtemps l'évolution de la situation dépendra des décisions qui seront prises par des gouvernements concrets et même par certaines personnes. Jusqu'à présent ils ne faisaient que suivre le mouvement en se rassurant par la fameuse irremplaçabilité et irréversibilité.
La fermeture fut brutale. Au fond, personne n'avait d'autre méthode – il est impossible de se protéger contre la propagation d'une infection autrement qu'en s'isolant (à noter que pratiquement tout le monde a suivi la voie sur laquelle s'était engagée la Chine, qui était la première confrontée au virus, chacun à la hauteur de ses capacités, mais en s'orientant clairement à Pékin).
Faut-il s'ouvrir de nouveau, quand, comment le faire et dans quelle mesure? C'est là que les différentes options s'ouvrent. Premièrement, les décisions ne seront pas synchronisées: chaque capitale attendra le bon moment en fonction de ses propres fins, qui sont non seulement épidémiologiques, mais aussi et surtout politiques et économiques. Deuxièmement, les différents pays peuvent prendre des décisions différentes.
L'érosion de l'universalisme des normes et des règles n'a pas commencé en 2020, mais bien plus tôt. Mais la pandémie a tiré un trait sur l'idée qu'il était utile pour tout le monde d'agir de concert, parce que cela permet de régler tous les problèmes. L'infection a rappelé qu'en cas de crise grave affectant la vie, la santé et la sécurité physique des gens, chaque Etat est responsable de lui-même et de ses propres citoyens. Et il peut compter non pas sur des institutions internationales, sur la coopération interétatique ou sur la société civile, mais uniquement sur ses propres capacités.
Le moment de la décision, d'un choix, c'est un grand pas en avant. Et la fin de plus de trente ans d'une époque de prédétermination illusoire. Celle qui en pleines révolutions pacifiques en Europe de l'Est en 1989 était prétentieusement qualifiée de "fin de l'histoire". C'est les acteurs de ce drame qui prédétermineront ce qui arrivera ensuite. Et ils n'ont personne pour rejeter la responsabilité.
Fiodor Loukianov, journaliste et analyste politique
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