L'administration Biden renonce au principe de "l'Amérique d'abord" ou America First, sur lequel avait bâti sa politique Donald Trump. Aux États-Unis ce slogan est considéré comme fasciste, et en dehors du pays - comme une revendication de l'exclusivité civilisationnelle des Américains. Mais que signifie en réalité son rejet pour la Maison Blanche et pour le monde entier?
C'est le conseiller du président américain à la sécurité nationale Jake Sullivan qui a annoncé l'abandon du principe "l'Amérique d'abord" dans une interview à CNN dimanche. Cette démarche était symbolique pour l'administration: America First est le deuxième slogan le plus connu de la campagne de Donald Trump après Make America Great Again (Rendons sa grandeur à l'Amérique), or l'équipe de Joe Biden s'est fixé pour objectif d'éradiquer tous les vestiges du président précédent.
Et en même temps, c'est une démarche symbolique, idéologiquement réfléchie et n'apportant rien de bon aux adversaires géopolitiques des États-Unis, bien qu'elle puisse faire penser à un changement d'avis des Américains par rapport à leur propre exclusivité, c'est-à-dire ce qui en eux déplaît absolument à tout le monde.
Et il ne s'agit pas de Trump ou du fascisme auquel le slogan Make America Great Again est généralement associé. Il a été utilisé par différents présidents, aussi bien par le républicain Warren Harding que par le démocrate Woodrow Wilson.
Il signifiait pour tous les deux la non-participation aux affaires de l'Europe, la neutralité et l'isolationnisme, pas un isolationnisme national mais continental, selon la doctrine Monroe: les Américains se réservaient le droit de contrôler tout le Nouveau Monde et interdisait à l'Ancien de s'ingérer dans ses affaires.
Dans le cas de Wilson, America First est également la justification du refus de s'engager dans la Première Guerre mondiale. Il a été réélu en tant que celui qui avait "protégé le pays de la guerre", mais il s'y est engagé tout de même seulement un mois après sa seconde investiture afin de "terminer au plus vite toutes les guerres". Ce qui a conduit à une hausse de l'influence internationale des États-Unis. C'est ainsi que l'État jusque-là isolationniste s'est engagé sur le chemin de la transformation en grande puissance mondiale.
Cependant, le slogan America First est davantage lié au comité éponyme apparu en septembre 1940. Son objectif était le même que celui de Wilson pendant son premier mandat - empêcher à tout prix l'engagement des États-Unis dans la guerre mondiale.
Rappelons quelques personnes plus ou moins liées à ce comité, à travers la participation à son travail, une aide financière ou un soutien public. Il s'agit des futurs présidents John Kennedy et Gerald Ford, encore étudiants à l'époque. C'est aussi Charles Lindbergh, une star nationale et pilote-héros, qui a été le premier à traverser par avion l'océan Atlantique en solitaire. Ainsi que le général de brigade Robert Wood, qui a participé aux deux Guerres mondiales.
C'était une force puissante qui n'avait pas besoin d'argent et reposait sur des positions patriotiques. Le Comité s'est dissous trois jours après l'attaque de Pearl Harbor. Le dernier jour de son existence, l'Allemagne et l'Italie ont elles-mêmes déclaré la guerre aux États-Unis.
Malgré un échec formel en termes d'objectifs fixés par le Comité, les conservateurs américains tiennent à ce jour en haute estime son activité. La Seconde Guerre mondiale a définitivement transformé les États-Unis en superpuissance mondiale, mais l'entrée en guerre tardive, selon eux, a fait subir aux Européens une partie des souffrances.
Quand Donald Trump s'est souvenu de ce slogan, il ne pensait évidemment pas au nazisme ni à l'antisémitisme, quoi qu'en dise la machine de propagande du Parti démocrate. Il avait plutôt apprécié le slogan en soi, même s'il comportait un certain sens isolationniste. Le nouveau président exigeait la révision des anciens engagements envers les alliés - pour faire des économies, et la cessation des opérations étrangères - également pour faire des économies, ainsi que parce que l'idée de renoncer aux guerres étaient de nouveau partagée par la grande majorité des Américains.
En effet, Donald Trump n'a déclenché aucune guerre (ce qu'aucun président américain n'avait réussi à faire depuis plus de 50 ans) et a commencé à retirer la présence militaire dans le monde entier, de Syrie en Allemagne. Son successeur Joe Biden est formellement allé encore plus loin, annonçant la fin définitive de l'ère d'invasion d'autres pays, sans pour autant renoncer au principe America First.
Du point de vue de l'équipe de Biden, il faut parfois sacrifier ses intérêts au profit des alliés, mais approximativement dans le même but que Trump - pour maintenir la domination mondiale des États-Unis en tant que pays le plus riche et influent du monde occidental.
Autrement dit, ce qui ressemble à un abandon de l'égoïsme et de l'élitisme est en réalité un soutien du mondialisme où l'empire américain est maintenu à flot grâce aux institutions supranationales et aux alliances géopolitiques.
Cela signifie que Washington mise sur le renforcement de l'Otan, du Fonds monétaire international, de l'Organisation mondiale du commerce et de l'UE, sur le renforcement du rôle des élites supranationales, sur la tentative d'un jeu d'équipe contre les ennemis proclamés (avant tout la Chine et la Russie).
Alexandre Lemoine
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