La présidentielle et les législatives turques se dérouleront en juin 2023, et le président turc Recep Tayyip Erdogan doit prouver d'ici-là qu'il est capable de stabiliser l'économie, qui traverse la période la plus difficile depuis ses vingt ans de présidence.
Deux choses témoignent de l'état actuel de l'économie turque: le taux de change de la monnaie nationale a été divisé par deux, et l'inflation a atteint environ 35%. Le mécontentent général grandit envers Recep Erdogan, mais la stabilisation des finances nécessaire depuis longtemps selon les recettes orthodoxes des monétaristes pourrait conduire à un conflit direct avec les grands exportateurs turcs, pour qui la dévaluation permanente de la livre turque est extrêmement bénéfique.
Fin 2021, la monnaie nationale turque a établi un nouvel anti-record, plus de 14 points par rapport au dollar, contre 7 livres début 2021. L'accélération de la dévaluation a été provoquée par de nouvelles décisions de cadres de Recep Erdogan: mi-décembre, il a renvoyé le ministre turc des Finances Lufti Elvan, un an après sa nomination, succédé par Nureddin Nebati. Dans l'une de ces premières déclarations M. Nebati a réaffirmé sa loyauté envers les notions non orthodoxes de la politique financière du président Erdogan. "Nous n'avancerons pas sur une voie proposée par d'autres, mais sur notre propre voie", a déclaré le nouveau ministre dans une interview.
Nureddin Nebati est considéré comme le protégé de Berat Albayrak, gendre de Recep Erdogan, qui a occupé le poste de ministre des Finances en 2018-2020. La livre turque a perdu près de 60% de sa valeur au cours de cette période, après quoi M. Erdogan a dû limoger son proche, mais M. Nebati, qu'il a fait venir au ministère, est prêt à poursuivre ce que M. Albayrak avait commencé. Mais si le gendre du chef de l'État turc avait au moins fait des études de finances et d'économie et avait une assez longue expérience de travail dans les affaires, M. Nebati, qui a fait des études de politologie à Istanbul, est un total débutant dans les finances. Le seul poste qu'il ait occupé dans ce secteur était celui de chef du service financier et administratif du siège du Parti de la justice et du développement au pouvoir.
L'apparition au poste de ministre des Finances d'une personne ayant une biographie aussi spécifique indique clairement que dans la politique monétaire M. Erdogan a définitivement décidé de miser sur la loyauté personnelle, et non sur le professionnalisme.
Au final, en 2021, la livre turque était la monnaie la plus faible des pays émergents en perdant presque 43% par rapport au dollar. Même l'Argentine, en deuxième position, souffrant de problèmes financiers chroniques, a pu réduire le rythme de dévaluation de son peso jusqu'à 18%.
L'inflation à deux chiffres reste le satellite immuable de la dévaluation de la livre. Il y a quelques jours, le nouveau ministre des Finances Nureddin Nebati a déclaré aux dirigeants d'ONG à Istanbul que d'ici les élections mi-2023 il serait possible de faire revenir l'inflation à un chiffre.
Cependant, ces paroles ne suscitent pas beaucoup de confiance, car de telles déclarations avaient déjà été faites par les ministres turcs des Finances et les présidents de la Banque centrale qui se succédaient. De plus, selon une récente estimation de la banque d'investissement américaine Goldman Sachs, le pire reste à venir: à la mi-2022, quand l'effet de dévaluation pour l'économie se fera sentir à part entière, le taux d'inflation pourrait atteindre 40% en Turquie.
Pendant ce temps, M. Erdogan continue de rejeter la faute pour les cataclysmes financiers sur les ennemis extérieurs. "Ces dernières années, ils ciblaient exprès notre économie. Ils ont tout fait pour engendrer une crise économique, qui a été suivie par le chaos politique et social", a déclaré le président turc il y a quelques jours dans la province d'Aydin.
Par ailleurs, les indicateurs macroéconomiques de 2021 pourraient donner l'impression que la Turquie surmonte avec succès la crise mondiale de coronavirus. "La Turquie est une étoile montante du XXIe siècle", a récemment déclaré le président turc lors d'un discours dans la province de Gaziantep commentant la situation économique. En 2021, le PIB national affichera une hausse à deux chiffres (en trois trimestres, selon le ministère de l'Économie, elle était de 11,7% sur un an). D'ailleurs, c'est ce que M. Erdogan cherchait toujours à faire par sa politique financière, accordant une priorité à la dynamique économique plutôt qu'aux indicateurs d'inflation.
Les exportations étaient la locomotive principale de cette croissance pour la Turquie, dont la nomenclature s'est nettement élargie sous la présidence de Recep Erdogan grâce au lancement de nouvelles productions initialement orientées sur le marché mondial. En 2021, les exportations turques ont établi un nouveau record, 225,36 milliards de dollars, augmentant d'un tiers par rapport à l'année précédente. 64% des exportations représentent des marchandises de niveau technologique moyen, et près de 3% sont des produits high-tech et notamment les fameux drones de combat Bayraktar du gendre de M. Erdogan Selçuk Bayraktar. De plus, les exportations de services avec le tourisme sont traditionnellement élevées et ont atteint 53 milliards de dollars l'an dernier, affichant une hausse de 60% grâce à l'ouverture des stations balnéaires aux étrangers.
Il ne fait aucun doute qu'en un an et demi d'ici les élections et la célébration du centenaire de la République turque, Recep Erdogan misera sur le développement de ces exploits: il a fixé pour objectif cette année d'augmenter les exportations jusqu'à 250 milliards de dollars, et les revenus du tourisme doivent s'élever à 35 milliards de dollars (en 2019, les touristes étrangers ont rapporté au pays un record de 28,7 milliards de dollars).
Les conséquences politiques de la crise ne feront que s'aggraver. Un récent sondage mené par le centre Sosyo Politik a révélé que seulement 27% étaient prêts à voter pour le parti d'Erdogan, après un soutien de 37% aux élections précédentes, encore 6,3% sont favorables au parti nationaliste, un allié du Parti de la justice et du développement. Le Parti républicain du peuple, la principale force d'opposition, a obtenu presque 23% dans ce sondage, et le parti IYI proche de lui a dépassé 10%. Près des deux tiers des personnes interrogées ont déclaré à Sosyo Politik que l'économie était le plus grand problème de la Turquie, et plus de la moitié pensent que les récentes mesures annoncées par le gouvernement n'amélioreront pas la situation.
La cote de Recep Erdogan a connu une chute encore plus forte. Dans le dernier sondage de Metropoll, il est soutenu par seulement 38% des personnes interrogées (en 2018, Erdogan a remporté la présidentielle avec 52% des votes), ce qui est bien plus bas que la cote du maire d'Ankara Mansur Yavas (60%) et du maire d'Istanbul Ekrem Imamoglu (51%). Ces deux politiciens du Parti républicain du peuple ont obtenu leur poste actuel à l'issue des municipales de 2019, qui avaient montré une chute de la popularité du parti au pouvoir, sachant qu'Ekrem Imamoglu a su remporter les élections à Istanbul deux fois, car sa première victoire avait été annulée sous la pression de Recep Erdogan.
Ainsi, les perspectives des élections de 2023 deviennent de plus en plus un dilemme pour M. Erdogan, et les réalités de la période qui reste jusqu'aux élections pourraient jouer contre lui.
Alexandre Lemoine
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