Il y a certains points de discorde entre l'Iran et la Russie, mais les intérêts communs des deux pays sont si grands et importants que les principaux points à l'ordre du jour sont, après tout, des activités conjointes dans un certain nombre de régions et de zones. Moscou et Téhéran sont condamnés à coopérer et l'Iran ne sera plus jamais pro-américain.
Le porte-parole du département d'Etat américain, Ned Price, a déclaré que les Etats-Unis continueront de dialoguer avec la Russie sur les efforts visant à empêcher l'Iran de développer des armes nucléaires, même si l'invasion de l'Ukraine par Moscou en a fait un «paria sur la scène mondiale». Il a précisé que les responsables américains ne dialogueraient désormais avec leurs homologues russes que sur des questions «fondamentales pour notre intérêt de sécurité nationale» et que «cela inclut les pourparlers pour relancer un accord nucléaire de 2015 entre l'Iran et les puissances mondiales, y compris la Russie». Les discussions de Vienne sur le nucléaire iranien ont repris en début de semaine.
Les Etats-Unis ne veulent pas donner à l'Iran le feu vert pour développer des armes nucléaires. Le représentant permanent de la Russie auprès des organisations internationales à Vienne, Mikhaïl Oulianov, a déclaré que «le Conseil des gouverneurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) n'est pas le Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) ou l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Ainsi, les négociations à Vienne se déroule comme d’habitude et Moscou joue un rôle important dans ce processus. Il ne peut pas discuter de la situation en Ukraine. Il discutera, dans le cadre de son mandat, des questions nucléaires liées à l'Ukraine». Comme le Wall Street Journal le signale, le négociateur en chef de l'Iran, Ali Bagheri-Kani, est arrivé à Vienne lundi matin.
Mikhaïl Oulianov a rajouté: «Les participants au JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action) [l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien] se sont réunis ce [lundi] soir au Palais Coburg à Vienne». Il constate que «des progrès considérables ont été accomplis depuis avril 2021, date à laquelle les pourparlers ont commencé», «mais il y a une règle: rien n'est convenu tant que tout n'est pas convenu. Le dernier effort est nécessaire pour conclure les discussions de Vienne avec succès».
Moscou joue un rôle important dans ce processus. De manière générale, selon tous les négociateurs, des progrès significatifs ont été réalisés dans ce domaine au cours de la semaine écoulée et tout avance vers la fin du marathon diplomatique de Vienne. Le Courrier International souligne, citant L’Orient-Le Jour: «Alors que les Occidentaux œuvrent à faire de la Russie un paria sur la scène internationale», les négociations indirectes sur le nucléaire iranien entre Washington et Téhéran – auxquelles participent notamment Moscou et Pékin, alliés de l’Iran – «devraient aboutir cette semaine à la conclusion d’un accord».
Selon le négociateur iranien Ali Bagheri-Kani, certaines questions demeurent. Auparavant, le secrétaire d'Etat américain, Anthony Blinken, avait signé un décret levant les sanctions contre l'industrie nucléaire civile iranienne. En particulier, les sanctions ont été suspendues contre les entreprises étrangères - européennes, chinoises et russes - qui, aux termes de l'accord de 2015, étaient autorisées à coopérer avec l'Iran dans le domaine de «l'atome pacifique».
Plusieurs niveaux ont été identifiés dans la situation internationale actuelle. L'un d'eux, le principal: les Etats-Unis et la Russie ne coupent pas tous les ponts diplomatiques entre eux, même dans le cadre de l'opération spéciale de Moscou en Ukraine. En même temps, comme l'a noté Ned Price, il ne s'agit pas seulement de la direction iranienne. Même si pour le moment Washington n'envisage pas de mener un dialogue avec Moscou sur d'autres questions de stabilité stratégique, cela aura lieu tôt ou tard.
L'intérêt des deux pays pour la mise en œuvre d'un projet atomique exclusivement pacifique en Iran s'inscrit également dans ce contexte. Il y a aussi des problèmes plus pragmatiques. Le conseiller à la sécurité énergétique du département d'Etat américain, Amos Hochstein, a déclaré que Washington n'avait pas l'intention d'imposer de sanctions au secteur pétrolier russe en raison de la situation en Ukraine car il craint qu'une telle décision ne provoque une flambée des prix mondiaux de l'énergie: «Si nous ciblons le secteur pétrolier et gazier pour Poutine, et dans ce cas l'establishment énergétique russe, les prix grimperaient. Peut-être ne vendrait-il que la moitié de son produit, mais pour le double du prix» et «cela signifie qu'il n'en subirait pas les conséquences alors que les Etats-Unis et nos alliés en subiraient les conséquences».
Les Américains s'attendent, également, à ce que la levée des sanctions de Téhéran conduise à l'entrée du pétrole iranien sur le marché mondial concurrentiel. Le fait est que l'administration du président américain, Joe Biden s'inquiète de la forte hausse des prix du carburant dans le pays et tente par tous les moyens d'influencer la baisse des cotations de l'or noir chauffées par la pénurie et la crise énergétique. Ils pensent que le retour du pétrole iranien sur le marché pourrait rapprocher le point de transition du marché d'un état excédentaire et devenir l'un des moteurs de la baisse des prix.
Cependant, les experts américains de Goldman Sachs Group Inc estiment que l'Iran ne pourra augmenter sa production de pétrole qu'en 2023. Même dans ce cas, le retour du pétrole iranien sur le marché ne sera probablement pas rapide, car les travaux sur le terrain, l'entretien des pipelines et d'autres infrastructures n'ont pas été correctement prises en charge depuis 2018. Par conséquent, en raison des événements en Ukraine, le facteur temps pour les Etats-Unis revêt une importance particulière.
Ainsi, pour le moment, le pétrole iranien n'évincera pas le pétrole russe. Il ne faut pas oublier que la Russie se classe au troisième rang mondial en termes de production de pétrole brut et qu'elle est, également, le principal fournisseur de gaz de l'Europe. La question est désormais de savoir si les Etats-Unis et leurs partenaires occidentaux sauront jouer la carte iranienne à leur avantage pour mener une opération de diversification énergétique.
Théoriquement, c'est possible, mais à condition que les Américains commencent à construire des relations avec l'Iran en tant que sujet appartenant à la politique mondiale. Cela peut saper la position de Washington au Moyen-Orient, si l'on garde à l'esprit les intérêts d'Israël ou de l'Arabie saoudite. En outre, en augmentant la pression sur la Russie et la Chine, les Etats-Unis pourraient tenter de sortir l'Iran de cette alliance, le stimulant en quelque sorte au rapprochement. Mais, une manœuvre politique et diplomatique aussi large demande du temps et la maîtrise de l'art de la grande diplomatie ce que les Américains ont depuis longtemps perdu.
Pour Téhéran, la perspective de créer un partenariat stratégique avec la Russie et la Chine est apparue à un moment critique - dans une situation où les Etats-Unis et Israël ont agi selon le scénario non seulement du confinement, mais aussi de l'effondrement du potentiel iranien. L'Europe, sur laquelle tentait de s'appuyer une certaine partie de la classe politique iranienne, s'est retrouvée dans le sillage de cette politique.
Dans le passé, l'Iran s'est penché vers la Russie sur la politique, l'économie vers la Chine et le gouvernement du président iranien, Hassan Rohani, vers l'Europe. Téhéran pensait pouvoir utiliser Moscou et Pékin comme levier dans les futures négociations avec les Etats-Unis pour rétablir l'accord nucléaire tel qu'il était, ainsi que dans les relations avec des rivaux régionaux tels que l'Arabie saoudite et Emirats arabes unis (EAU). Mais ce schéma n'a fonctionné que partiellement.
Aujourd'hui, le président iranien, Ebrahim Raïssi, construit un schéma différent: en alliance avec Moscou et Pékin, il conduit le pays sur la voie de devenir un acteur régional majeur et important, dont les immenses ressources énergétiques et le potentiel économique colossal en font un candidat naturel pour participer à la politique mondiale. C'est pourquoi Téhéran perçoit les événements en Ukraine comme une confrontation géopolitique entre la Russie et l'Occident après le retrait américain d'Afghanistan.
Dans le même temps, l'Iran voit que dans le contexte des cycles précédents de la crise ukrainienne, la Russie a réussi à travailler sur le dossier iranien avec l'Amérique et la «troïka» représentée par le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France. C'est ce qui se passe maintenant, bien qu'à un niveau théorique, l'Iran semble avoir des opportunités pour une manœuvre diplomatique plus large et peut tirer le meilleur parti possible des Etats-Unis.
Bien sûr, il existe certains points de discorde entre Téhéran et Moscou, mais les intérêts communs des deux pays sont si grands et importants que les principaux points à l'ordre du jour sont des activités conjointes dans un certain nombre de régions et de zones.
Le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Saeed Khatibzadeh, a dénoncé la fuite des Etats-Unis des accords de Vienne: «Les Etats-Unis se sont déjà ''éloignés" du JCPOA. Nous devons nous assurer que cela ne se reproduira plus»; «Chacun a son propre plan B, même si celui des Etats-Unis s'est révélé creux. Les fanfaronnades et les bluffs ne fonctionneront pas. Les décisions oui». Pour les observateurs, la Russie et l'Iran sont condamnés à coopérer et l'Iran ne sera plus jamais pro-américain.
Philippe Rosenthal
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