28.05.2022
Les menaces et les allusions sur l'utilisation d'armes nucléaires se font de plus en plus entendre à Moscou en lien avec le conflit en Ukraine. La question est de savoir si le Kremlin utilisera cet atout nucléaire et quelles en seront les conséquences? Pour comprendre la probabilité de l’engrenage d'un tel événement, il faut connaître les types d’armes nucléaires qui sont à la disposition de la Russie, tout comme les règles qui permettent de les utiliser.
Armes nucléaires tactiques. Il existe plusieurs types d'armes nucléaires en Russie. Les principales sont les armes nucléaires stratégiques et tactiques (selon la qualification de l'Otan, il existe également des armes nucléaires opérationnelles, des armes nucléaires non stratégiques et des missiles stratégiques). Seuls les transporteurs les plus puissants qui sont capables de parcourir les distances intercontinentales sont classés comme armes nucléaires stratégiques. Il s'agit, notamment, des missiles balistiques intercontinentaux, des forces navales stratégiques basées sur des sous-marins et des bombardiers stratégiques Tu-95 et Tu-160 qui peuvent utiliser des missiles à lancement aérien. Ces types d'armes nucléaires ont une longue portée et ont été créés à l'époque soviétique pour faire face aux Etats-Unis. Au cours des dernières décennies, leur nombre a diminué.
Dans le cas de l'Ukraine, Moscou peut utiliser des armes nucléaires tactiques (TNW) qui diffèrent des armes nucléaires stratégiques par leur faible puissance et leur utilisation à une distance relativement courte. Pour les ogives TNW, l'équivalent TNT ne dépasse généralement pas quelques kilotonnes, et souvent moins d'une kilotonne. A titre d'exemple, la bombe atomique qui a tué environ 146 000 personnes à Hiroshima avait un rendement de 15 kilotonnes.
Ces ogives peuvent être placées sur divers types de missiles qui sont couramment utilisés pour livrer des explosifs conventionnels. Ils peuvent même être utilisés comme obus d'artillerie sur le champ de bataille. Ils ont, également, été conçus pour les avions et les navires, comme les torpilles et les grenades sous-marines pour détruire les sous-marins.
Par exemple, les missiles Kalibr, que la Russie utilise pour bombarder les villes ukrainiennes, peuvent avoir des ogives nucléaires liées au TNW. Ces missiles de croisière sont installés, à la fois, sur des navires de surface et des sous-marins qui ont attaqué l'Ukraine depuis la mer Noire et, même, de la mer Caspienne. Ils peuvent lancer des missiles à 1500-2000 km. De plus, le lanceur de missiles russe Iskander d'une portée de 400 à 500 km peut, également, avoir une ogive nucléaire.
Dès le 12 mai 2021, la sous-secrétaire adjointe à la défense [Pentagone] pour la politique de défense nucléaire et antimissile (en poste depuis le 20 janvier 2021 jusqu'en septembre 2021), Leonor Tomero, a noté que «selon l'évaluation annuelle des menaces pour 2022, la Russie restera le plus grand et le plus fort rival nucléaire des Etats-Unis (...) à mesure qu'elle se développe et modernise ses capacités d'armes nucléaires et augmente les capacités de ses armes stratégiques et non stratégiques». Leonor Tomero a précisé que le programme complet de modernisation nucléaire de la Russie comprend le remplacement de l'héritage des systèmes nucléaires, mais aussi la mise en service de nouveaux systèmes nucléaires». Elle a martelé: «A ce jour, la Russie a recapitalisé plus de 80 % de ses forces nucléaires stratégiques, [en rajoutant] les efforts de modernisation et les nouveaux programmes d'armement» et que «la modernisation de ses nouveaux systèmes incluent les perceptions de la défense antimissile américaine et occidentale», révélant une «supériorité conventionnelle». La sous-secrétaire adjointe au Pentagone faisait savoir que «la Russie a également modernisé et amélioré les capacités des forces de son théâtre et nucléaire tactique», et que celui-ci «dispose de 1 000 à 2 000 armes nucléaires non stratégiques de plus d'une douzaine de types». Elle a signalé qu' «en outre, selon la DIA, l'Agence du renseignement de la défense (Defense Intelligence Agency), le nombre d'armes nucléaires non stratégiques de la Russie devraient augmenter considérablement». La Russie considère que les armes nucléaires tactiques sont utiles pour dissuader les adversaires, contrôler l'escalade des hostilités potentielles et contrer les Etats-Unis et leurs alliés.
La Russie frappera-t-elle l'Ukraine? En attendant, la principale question est de savoir si la Russie va utiliser des armes nucléaires tactiques pour obtenir un avantage sur le champ de bataille en Ukraine. En février dernier, Vladimir Poutine a publiquement ordonné au ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, de mettre les forces nucléaires en «alerte spéciale». Il a, également, averti dans une déclaration télévisée que si un autre pays devait intervenir dans la soi-disant opération militaire spéciale, la Russie répondra immédiatement, «et les conséquences seront comme vous n'en avez jamais vues dans toute votre histoire».
Quelques jours après le lancement de l'«opération militaire spéciale» de la Russie en Ukraine, Vladimir Poutine a ordonné la mise en alerte spéciale des forces nucléaires. Le 22 mars, l'attaché de presse du président russe, Dmitri Peskov, a parlé aux journalistes américains du concept de sécurité nationale du pays qui autorise l'utilisation d'armes nucléaires si l'Etat est menacé dans son existence.
Comme l'a déclaré le directeur de la CIA, William Burns, en avril, «la menace que la Russie utilise potentiellement des armes nucléaires tactiques ou à faible rendement en Ukraine ne peut être prise à la légère, mais la CIA n'a pas vu beaucoup de preuves pratiques renforçant cette préoccupation».
Des responsables et analystes occidentaux affirment que la Russie a évalué le coût de l'utilisation des armes nucléaires comme prohibitif et que le Kremlin tente d'empêcher les Etats-Unis et leurs alliés de fournir une assistance militaro-technique active à l'Ukraine en menaçant de les utiliser.
Alors que les responsables américains veulent que Moscou sache que l'utilisation d'armes nucléaires aura de graves conséquences, une partie de la stratégie de dissuasion, ironiquement, ne consiste pas à signaler quelle sera la réponse occidentale. A ce sujet, Scott D. Sagan, un professeur de sciences politiques et codirecteur du Centre pour la sécurité et la coopération internationales du Freeman Spogli Institute for International Studies de l'Université de Stanford, a écrit: «La Maison Blanche a déclaré aux Américains qu'ils "ne voient aucune raison de modifier nos propres niveaux d'alerte" et qu'elle n'a pas chargé de bombes dans les avions. Début mars, pour éviter toute provocation ou fausse alerte erronée, le ministère de la Défense a même reporté un lancement d'essai de missile balistique intercontinental précédemment prévu. [Vladimir] Poutine, cependant, ne montre aucun signe de recul». Scott D. Sagan admet, donc, que la Russie pourrait franchir le seuil nucléaire, malgré les avertissements de l'Occident.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, lui-même, a évoqué ses inquiétudes à ce sujet. Dans un entretien à CNN, il a déclaré à Jake Tapper que «tous les pays du monde» devraient être préparés à la possibilité que le président russe, Vladimir Poutine, puisse utiliser des armes nucléaires tactiques dans sa guerre contre l'Ukraine. Début mai, dans un entretien accordé à la chaîne de télévision australienne, Nine Network, il a déclaré que Poutine pourrait utiliser des armes nucléaires, puisque les Russes «ont déjà fait preuve d'irresponsabilité dans les centrales nucléaires ukrainiennes».
Alors qu'est-ce qui peut arrêter la Russie? Du côté occidental, on espère que les hauts dirigeants et les généraux russes se rendront compte que ce conflit sera une violation des Conventions de Genève et qu'avant de larguer des bombes nucléaires, ils peuvent réfléchir attentivement pour savoir s'ils veulent vivre dans un monde où l'utilisation de ces types d'armes est monnaie courante.
Pierre Duval
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