A un moment où de nombreux regards sont portés en direction de la région stratégique du Moyen-Orient, sans oublier l’Afrique du Nord et notamment la Libye, il apparait de plus en plus clairement que les puissances eurasiennes deviennent les acteurs clés dans les affaires internationales.
Peu l’auraient cru dans les années 1990, voire même au début des années 2000. Que des pays comme la Russie, la Turquie, l’Iran et bien évidemment la Chine deviendront des puissances de premier plan. Si la première, à la chute de l’URSS, était considérée comme une superpuissance devenue une puissance régionale sans avenir, et que l’Empire du Milieu n’avait pas encore atteint la puissance actuelle, quant à la Turquie et à l’Iran, peu les voyaient capables de jouer un rôle réellement important sur l’arène internationale.
Mais les années ont passé, le monde a évolué. Au-delà du développement propre à chacun de ces pays, il y a aujourd’hui des caractéristiques qui les rassemblent. Mis à part le fait d’appartenir à la grande famille eurasienne des peuples, ce sont des nations pleinement souveraines et maitres de leurs destins respectifs. Enfin, et cela est tout aussi important, ces nations soutiennent l’idée que seul un monde multipolaire peut apporter un développement juste à l’humanité. En rejetant le fait qu’un seul pays puisse se proclamer en hégémon mondial, comme ce fut le cas lors de la dislocation de l’Union soviétique, et forcer les autres nations à adopter son agenda sans demander l’avis des pays concernés, au risque de se retrouver devant le feu d’une attaque militaire ou économique dudit hégémon autoproclamé, en la qualité des USA.
Mais comment ces puissances eurasiennes collaborent-elles entre elles à l’heure d’aujourd’hui? Si l’interaction russo-chinoise n’est plus vraiment à présenter, depuis plusieurs années déjà elle couvre pratiquement tous les secteurs possibles : politico-diplomatique, économique, militaire et sécuritaire. Les deux nations étant des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, leur solidarité à ce niveau a été sans précédent depuis plusieurs années maintenant. Sur pratiquement tous les dossiers internationaux, Moscou et Pékin ont adopté des positions communes, ou très proches: Syrie, Venezuela, Burundi, et bien évidemment l’Iran. Le tout presque toujours en opposition au trio occidental du CS onusien USA-Royaume-Uni-France. Equilibrant ainsi définitivement la balance internationale. Au niveau économico-commercial, le volume annuel des échanges entre les deux pays dépasse 100 milliards de dollars, tout en sachant que les présidents chinois et russe ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin. S’ajoutent à cela les très réguliers exercices militaires conjoints entre les deux nations.
Dans le cas de l’Iran, Pékin comme Moscou partagent avec la puissance perse des relations étroites et privilégiées. Que ce soit sur le plan économique: à l’heure des nombreuses sanctions économiques étasuniennes, y compris sur les exportations pétrolières iraniennes, des sanctions suivies et appliquées par les alliés de Washington, y compris européens, la Russie et la Chine au contraire continuent d’augmenter leur interaction respective avec Téhéran. Sur le plan militaro-sécuritaire, les trois nations ont mené récemment des exercices militaires conjoints à grande échelle – des exercices qui, sans surprise, n’ont pas trouvé appréciation auprès des élites étasuniennes et otanesques. Et ce n’est pas tout: lors des tensions actuelles entre l’Iran et les Etats-Unis, Moscou comme Pékin n’ont pas manqué d’afficher leur solidarité avec l’allié iranien, notamment en bloquant le texte occidental à l’ONU – qui visait à condamner la prétendue attaque contre l’ambassade US dans la capitale irakienne Baghdad, sans faire aucune mention de la violation flagrante du droit international lors du lâche assassinat du général iranien Qassem Soleimani dans une frappe étasunienne. Cela sans oublier l’alliance stratégique anti-terroriste entre la Russie et l’Iran en Syrie, une alliance militaire, aux côtés de l’armée gouvernementale syrienne, ayant été décisive dans la défaite des terroristes de Daech et d’Al-Qaida dans ce pays-civilisation.
Enfin et dans le cas de la Turquie, le pays a fait un long chemin lui aussi depuis les années 1990. D’un pays considéré par beaucoup comme «périphérique», devenu aujourd’hui une puissance régionale incontestable, politique comme économique, et ayant son mot à dire sur de bien nombreux dossiers internationaux. Bien que restant pour le moment membre de l’Otan, le leadership turc a choisi la voie d’une véritable indépendance et souveraineté, aussi bien dans ses prises de décisions politiques, que dans le cadre de son interaction avec les partenaires étrangers. La Turquie s’étant beaucoup rapprochée de la Russie, au point que les deux pays aujourd’hui sont indiscutablement des partenaires stratégiques, que ce soit sur les plans économique, énergétique, et plus incroyable encore militaro-technique. A ce titre l’acquisition par Ankara du système antimissile russe S-400 a semé le désarroi au sein de ses partenaires otanesques, USA en tête. Et malgré toute la pression qui fut exercée sur la Turquie pour mettre un terme à ce contrat, le leadership turc n’a pas fléchi. Sur le plan des dossiers internationaux, la Turquie partage la position de la Russie, de la Chine et de l’Iran en soutenant le gouvernement légitime du Venezuela, en opposition avec les Occidentaux. Si dans le dossier syrien et plus récemment libyen, Ankara avait des intérêts parfois divergents, le dialogue de confiance et pratiquement permanent qui existe entre la Russie et la Turquie laisse présager que les deux pays continueront à trouver des solutions, y compris là où personne ne s’y attendait. Dans le cas de la Libye – pays détruit suite à l’intervention occidentale de 2011 et plongé depuis dans le chaos – les deux nations semblent avancer vers une solution qui puisse permettre à terme à ce pays nord-africain de sortir de la violence permanente. Faisant par la même occasion de Moscou et d’Ankara une fois encore des acteurs clés dans cet autre dossier international. Le tout au moment du lancement du gazoduc Turkish Stream, au grand dam des USA. Et de la déclaration conjointe adoptée par les deux présidents à Istanbul, juste avant la cérémonie de lancement du gazoduc, qui condamne l’assassinat étasunien du général Qassem Soleimani.
Une chose est certaine. La puissance de l’Eurasie n’a pas encore atteint son apogée. Mais représente d’ores et déjà très vraisemblablement la solution aux différentes crises internationales, bien souvent lancées et entretenues par l’Occident politique.
Mikhail Gamandiy-Egorov