Cet événement en a surpris plus d'un. Le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Cavusoglu a annoncé que le président français Emmanuel Macron avait envoyé au président turc Recep Tayyip Erdogan une lettre exprimant la volonté de normaliser les relations entre Ankara et Paris. D'après le chef de la diplomatie turque, le dirigeant français a proposé d'organiser une rencontre avec son homologue turc.
Et dans cette lettre il a même écrit à la main en turc "Değerli Tayyip" (Cher Tayyip). La revue turque Sabah se référant à des sources diplomatiques rapporte qu'"Erdogan a positivement réagi à la proposition de Macron en déclarant: "Nous nous rencontrerons avec plaisir." Il est question pour l'instant d'une visioconférence et d'entretiens téléphoniques.
Cette situation semble surprenante notamment parce que le nombre de problèmes survenus entre Emmanuel Macron et son homologue a grandi significativement. Rappelons leur affrontement en décembre 2019 au sommet de l'Otan à Londres, lorsque le président français a accusé le président turc de complot avec Daech, a constaté la "mort cérébrale" de l'Otan, exprimant ainsi son mécontentement par rapport aux actions de la Turquie en Syrie, et a même appelé à exclure la Turquie de l'Alliance pour sa décision d'acheter des systèmes antiaériens russes S-400. En recevant à Paris des leaders politiques des Unités de protection du peuple kurdes, Emmanuel Macron a affiché sa solidarité avec les Kurdes syriens.
Puis ont été désignés les problèmes en Méditerranée, le conflit en Libye, et récemment certaines divergences sur la guerre du Karabakh. Ajoutez à cela les menaces de Recep Erdogan concernant l'interdiction en France du groupe turc d'extrême-droite Loups gris, la publication dans le journal satirique français Charlie Hebdo d'une caricature du président turc et l'assassinat de l'enseignant Samuel Paty de 47 ans, qui a montré aux élèves en cours des caricatures du Prophète.
Cet incident a poussé les invectives publiques à l'extrême. Emmanuel Macron a déclaré que l'islam était en état de crise, qualifiait l'enseignant de "héros tranquille" et d'"incarnation de la république". A son tour Recep Erdogan a accusé son homologue français d'islamophobie, l'a qualifié de "malade" et a suggéré de "passer un examen d'état psychique". De plus, le dirigeant turc s'est adressé à ses citoyens appelant à boycotter les produits français.
Paris et Ankara se sont retrouvés des côtés différents des barricades, leurs relations sont entrées dans une phase de grave crise politique, dont le règlement avait besoin de temps, de sérieux efforts diplomatiques et, évidemment, d'une volonté politique de l'un des acteurs de l'intrigue. A cet égard, le politologue et député européen de 2014 à 2019, Aymeric Chauprade, disait que "Paris doit forcer Ankara à se faire respecter, et tant qu'il ne présentera pas ses excuses nous devons geler nos relations diplomatiques avec Ankara et mettre le véto sur toutes les négociations de la Turquie avec l'UE". Toutefois, il a néanmoins recommandé à Emmanuel Macron d'empêcher le renforcement de l'alliance turco-russe.
Aymeric Chauprade estimait que Paris devait renoncer à la politique de sanctions américaine et à la diabolisation de la Russie émanant de Washington et de la plupart de pays proaméricains, s'orienter sur la coopération avec la Chine et se décider concernant le projet chinois Route de la soie. Cependant, de toute évidence, Emmanuel Macron a décidé d'organiser sa "projection orientale" non pas via la Russie, mais via la Turquie. Pourquoi? Car auparavant en recourant au facteur de complications dans les relations franco-turques Paris engageait beaucoup d'efforts pour créer une image médiatique négative de la Turquie à l'échelle de toute l'UE. La presse européenne écrivait que Recep Erdogan se comporte de plus en plus comme un adversaire, et non un "ami de l'Occident". Les Américains contribuaient également à ce jeu. Le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo déclarait que "la Turquie s'oppose aux principes et aux actions de l'Otan, sape la cohésion de cette alliance et engage des actions provocantes en Méditerranée orientale, en Syrie, en Libye et au Haut-Karabakh". Mais l'Occident n'engageait pas pour autant de gestes brusques vis-à-vis de la Turquie.
La grave crise politique aux Etats-Unis et l'incapacité de l'UE de prendre des sanctions autonomes, sensibles et douloureuses contre la Turquie ont joué en faveur de cette dernière. Comme l'écrit la revue turque Habertürk, "l'Europe et les Etats-Unis ces dernières années dans une bien moindre mesure qu'auparavant étaient impliqués dans le règlement des conflits extérieurs parce que tous les deux avaient des conflits à l'intérieur. D'autant que la matrice en soi des relations internationales a changé, comme en témoigne l'affaiblissement des centres de force traditionnels et l'apparition de sérieux acteurs régionaux capables de régler les conflits "sur place" sans faire appel aux "gendarmes du monde".
La Turquie a mené un jeu plus réussi contre la France en s'efforçant de saper l'image de Paris dans tout le monde musulman, car Recep Erdogan accusait Emmanuel Macron d'organiser une "campagne de haine contre l'islam" appelant à boycotter les produits français. Et il faut reconnaître qu'Ankara a réussi à présenter son affrontement géopolitique avec Paris comme idéologique et même religieux, quand dans un vaste espace du Maroc au Pakistan se sont déroulées des manifestations antifrançaises, retentissaient des déclarations de colère des politiques, des médias publiaient des caricatures présentant Macron sous la forme de diable.
Paris perd dans la confrontation contre Ankara. L'objectif du président français Emmanuel Macron consiste à présent à faire passer Paris non pas pour un adversaire de l'islam, mais en tant que pays capable de s'entendre même sur des questions difficiles mais concrètes. Ce sont ces motifs qui semblent avoir poussé Emmanuel Macron à préparer une lettre adressée à Recep Erdogan pour proposer de se rencontrer.
Afin de faire avancer ce projet le dirigeant français pourrait décider de bloquer le décret des sanctions de l'UE contre la Turquie prévues pour le 30 mars. A en juger par les experts français, l'Elysée travaille déjà activement sur ce point. En ce qui concerne Recep Erdogan, il célèbre une victoire morale politique qui est présentée par les médias turcs pratiquement comme un "triomphe sur Macron sur tous les points chauds… Sans certaines concessions sur la Syrie et la Libye, Paris ne pourra pas jeter des ponts avec Ankara". Toutefois, le jeu ne fait que commencer, et la diplomatie française expérimentée pourrait préparer encore plusieurs pièges rusés à Recep Erdogan.
Alexandre Lemoine
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