24.04.2023
Pourquoi les déclarations du président français, Emmanuel Macron, ont suscité une vive réaction aux États-Unis et en Europe? Après son voyage en Chine en avril, celui-ci a accordé un entretien au quotidien Les Echos et à Politico dans laquelle il expose ses vues sur les relations entre l'UE et les États-Unis, ainsi que sur le rôle de la Chine dans la résolution de la crise du conflit en Ukraine. En particulier, il a exhorté l'UE à continuer à suivre le cours de l'autonomie stratégique, à être guidée principalement par ses propres intérêts et à ne pas se laisser entraîner dans le conflit entre Pékin et Washington à propos de Taïwan.
Sans remettre en cause l'immuabilité de la position de la France sur l'indépendance de Taïwan, Emmanuel Macron a néanmoins conseillé de ne pas prendre parti dans les différends américano-chinois sur l'île. Selon lui, parlant des Etats-Unis, «être allié ne signifie pas être vassal. C'est pas parce qu'on est allié (...) qu'on n'a plus le droit de penser tout seul». Il a constaté que les États-Unis considèrent l'Europe comme leur acolyte. Lorsqu'ils veulent que l'Europe agisse contre la Russie, l'UE est forcée de suivre. Quand les Américains ont besoin de l'Europe pour les aider à contenir la Chine, le continent doit les suivre.
Cet entretien du président français a provoqué une vive réaction aux États-Unis comme en Europe, y compris des remarques laissant entendre qu’Emmanuel Macron est une copie ratée de de Gaulle. A ce titre, le chercheur en sciences politiques Julien Dumont, analyse que, «comme de Gaulle, Emmanuel Macron revendique une position transpartisane», mais qu’ «il lui manque l'aura particulière du général pour asseoir sa légitimité».
La chose la plus intéressante dans le contexte de la polémique en cours est qu'il n'y a rien de nouveau dans l'entretien d’Emmanuel Macron. Le cap vers l'autonomie stratégique de l'UE a été officiellement proclamé dans la stratégie de sécurité globale de l'UE pour une Europe forte, adoptée du sommet du Conseil européen le 28 juin 2016.
La stratégie globale s'est concentrée sur la nécessité de renforcer le potentiel de défense de l'UE car seule une Union forte et unie peut relever les défis actuels et jouer un rôle significatif dans la politique mondiale. Le haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, a exprimé le même sentiment avec une franchise désarmante après sa nomination au plus haut poste de politique étrangère en 2019.
En particulier, il a dit: «L'UE doit apprendre à utiliser le langage du pouvoir». Il a constaté qu’alors que l'ordre mondial passe d'une coopération multilatérale à une politique de puissance organisée autour de la confrontation entre Washington et Pékin, l'UE doit également apprendre le langage du pouvoir afin d'affirmer sa propre voix indépendante et de ne pas être piégée dans un affrontement de deux titans. Dans ce contexte, l'entretien du président français ne fait que confirmer l'immuabilité du vecteur du mouvement de l'UE vers l'indépendance stratégique et s'inscrit dans la continuité de son célèbre discours à la Sorbonne en septembre 2017: «L’Europe que nous connaissons est trop faible, trop lente, trop inefficace; mais l’Europe seule peut nous donner une capacité d’action».
Sans aucun doute, la politique anti-européenne de l'ancien président américain, Donald Trump, a été le catalyseur du mouvement de l'UE vers l'indépendance stratégique, mais les raisons fondamentales en sont beaucoup plus profondes et sont associées aux changements cardinaux dans les relations internationales après la fin de la guerre froide, y compris le partenariat euro-atlantique.
Ces changements ont séparé les perceptions des menaces à la sécurité de l'UE et des États-Unis. Au-delà d'une analyse détaillée de l'évolution de la politique de sécurité de l'UE, il convient de noter que les perceptions des politiques européens sur les défis sont passés de la menace d'un conflit mondial dû à l'affrontement militaire entre l'URSS et les États-Unis à la période d'euphorie post-bipolaire où, en fait, nous sommes revenus au point de départ: à la menace d'un nouveau conflit entre la Russie et l'Occident. L'opération militaire spéciale russe sur le territoire de l'Ukraine est considérée aujourd'hui comme la principale menace potentielle à l'intégrité territoriale de l'UE.
Pour les États-Unis, après que la menace d'un conflit mondial a été écartée dans les années 1990, la Chine est devenue le principal adversaire: un concurrent commercial, un rival politique expansionniste et un chef de file dans le camp du capitalisme illibéral. Si la Russie occupe la première place dans la liste des défis de sécurité de l'UE, la Chine l’occupe dans l'agenda de sécurité américain. La première grave crise ukrainienne de 2014, provoquée par l'adhésion de la Crimée à la Russie, a signé un retour de la guerre froide. Cela a fait espérer au sein du lobby pro-américain de l'UE un retour au statu quo d’avant annonçant le retour de l'atlantisme traditionnel de l'époque de la «vieille guerre froide».
Cependant, cela ne s'est pas produit, car l'atlantisme originel appartenait à une certaine époque historique avec sa bipolarité prononcée, la domination indéniable de l'URSS dans le camp dit socialiste et la dépendance totale de l'Europe occidentale vis-à-vis de l'allié américain dans le domaine de la sécurité. Il est possible de reproduire les éléments de la guerre froide, mais il est impossible de reproduire les anciennes relations internationales.
A l’appel d’Emmanuel Macron invitant à ne pas s'immiscer dans le conflit entre les États-Unis et la Chine à propos de Taïwan, les sénateurs républicains américains ont répondu en demandant aux États-Unis de limiter leur soutien à l'Ukraine si l'Europe n'est pas prête à soutenir les États-Unis sur la question chinoise. Le sénateur républicain Marco Rubio a déclaré: «Si l'Europe ne choisit pas son camp entre les États-Unis et la Chine sur Taïwan, alors peut-être que nous ne devrions pas non plus choisir son camp [sur l'Ukraine]». Cela indique que les relations des alliés au sein de l'Otan évoluent vers un modèle de partenariat plus pragmatique.
Les États-Unis ont fourni à l'Ukraine l'aide financière et militaire la plus importante ébranlant l’idée d’une unité du camp occidental. Néanmoins, Bruxelles a reconnu le retard de l'UE par rapport aux États-Unis en termes de ressources politiques, économiques et militaro-techniques, ce qui entrave le développement de l'autonomie stratégique européenne. Cela n'a fait qu'inciter les dirigeants de l'UE à développer une politique de défense commune.
En mai 2022, la Commission européenne (CE) a adopté le deuxième programme de travail annuel du Fonds européen de la défense (FED) où elle augmente le financement de la recherche collaborative sur les produits et technologies de défense innovants. La CE a, également, introduit de nouvelles mesures pour promouvoir l'innovation dans le domaine de la défense dans le cadre du nouveau programme européen d'innovation dans le domaine de la défense (EUDIS). La base matérielle et technique de la «défense européenne», principalement les projets de la coopération structurée permanente (CSP) et d'autres programmes collectifs, a été complétée par l'adoption de la «boussole stratégique» - le premier concept militaro-politique concret de l'UE.
Il faut remarquer que la CE a adopté en mars dernier le troisième programme de travail annuel au titre du Fonds européen de la défense, attribuant 1,2 milliards d’euros à des projets collaboratifs de recherche et développement dans le domaine de la défense pour 2023.
L'autonomie stratégique de l'UE n'est pas la seule pomme de discorde dans les relations euro-atlantiques. Les projets américains subventionnant les producteurs nationaux pour soutenir l'économie provoquent des protestations dans l'UE et des accusations contre Washington dénonçant une concurrence déloyale. Selon Politico Europe, Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont convenu que l'UE ne pouvait pas rester les bras croisés si Washington avançait sa loi sur la réduction de l'inflation du 16 août 2022, offrant des réductions d'impôts et des incitations énergétiques aux entreprises investissant aux États-Unis. Concrètement, la loi incite les consommateurs à «acheter américain» lorsqu'il s'agit de choisir une voiture électrique, une décision qui a, particulièrement, irrité les grands constructeurs automobiles de pays comme la France et l'Allemagne.
L'UE se sent trahie par son principal partenaire qui viole les règles du commerce international et sape le système multilatéral de coopération. En réponse à la loi américaine, l'UE cherchera non seulement à protéger sa compétitivité vis-à-vis des États-Unis, mais aussi «la compétitivité générale, la décarbonation précoce et les objectifs généraux de politique étrangère et de développement». Il s'agit de la position consolidée de l'UE, et non de ses États membres individuels.
Les tentatives des détracteurs d’Emmanuel Macron de le présenter comme une «copie ratée de de Gaulle» sont, a priori, erronées. Il n'est d'accord avec de Gaulle que dans ses vues sur le rôle d'une Europe indépendante et forte dans les relations internationales, dans lesquelles la France joue le rôle principal, mais sinon, leurs points de vue sont directement opposés. Les gaullistes classiques ne croyaient qu'en l'État et ne cherchaient pas à créer des institutions supranationales. Charles de Gaulle voit une «Europe des patries» comme une alternative aux institutions supranationales et se méfie beaucoup de l’UE qui, selon lui, ne doit rester qu'une institution technique sous la tutelle des États-nations.
Emmanuel Macron, en revanche, prône, et bien plus résolument que ses homologues allemands, le développement d'institutions supranationales. Il souhaite que l’UE via la CE renforce le contrôle politique sur la gouvernance de la zone euro et préconise une intégration plus poussée dans les domaines de la migration, de la fiscalité, de la politique étrangère et de la défense afin d'accroître la capacité de l'UE à défendre ses intérêts sur la scène mondiale. En d'autres termes, Emmanuel Macron est anti-gaulliste dans tout ce qui concerne le développement du fédéralisme dans l'UE.
De nombreux commentateurs occidentaux décrivent la visite du président français en Chine comme un échec car il n'a pas réussi à convaincre Pékin de condamner publiquement les actions de Moscou envers l'Ukraine. Il semble qu’il ne soit pas assez naïf pour se fixer de tels objectifs et, apparemment, une grande partie, de ce qui a été discuté, est restée à huis clos. Parallèlement, le résultat concret de la visite du président français a été la conclusion d'un certain nombre d'accords dans le domaine des transports, de l'énergie, de l'agriculture et de la culture. Il n'est, donc, pas revenu les mains vides.
La critique du voyage du locataire de l'Élysée en Chine en France est tout à fait compréhensible et est liée à des problèmes internes, principalement avec sa réforme impopulaire des retraites, tandis que les attaques contre lui en Europe et au-delà sont dues au rejet des processus qui se développent objectivement dans les relations euro-atlantiques. C'est juste qu’Emmanuel Macron, avec sa provocation caractéristique, a dit ce qu'ils préfèrent ne pas dire à haute voix.
Pierre Duval
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