La politique contemporaine turque est fort complexe. D’un côté ses aspirations souverainistes ne sont pas à démontrer. D’un autre, une vision ouvertement pro-islamiste d’une partie notable de ses élites actuelles, alliée au membership otanesque, constituent ensemble un cocktail de choc, pouvant exploser à tout moment tellement les ingrédients le composant sont infernaux. Les événements en cours dans la Syrie voisine, notamment dans la province d’Idlib, le confirment pleinement.
Si l’islamisme fait bien souvent bon ménage avec l’atlantisme, du moment que cela arrange les intérêts géopolitiques de chacun, le souverainisme eurasien ne peut se joindre aux deux premiers. Telle est, en très bref, la particularité de la Turquie d’Erdogan. En termes de perspectives, ce jeu turc de la double, voire de la triple chaise, ne risque-t-il pas tout simplement d’anéantir les projets ambitieux d’Ankara?
Alors que l’islamisme politique et le soutien aux divers groupes extrémistes, y compris salafistes, contredit effectivement l’héritage laïc d’Atatürk, les rapports qu’entretient Erdogan avec l’Otan sont eux aussi, pour le moins… très particuliers. Lorsqu’il s’agit de s’adonner à des aventures militaires en Syrie ou en Libye, Ankara ne coordonne pas vraiment ses actions avec ses alliés otanesques. Et ne fait qu’agir selon ce qu’elle considère ses propres intérêts. Mais du moment qu’elle se retrouve face à des forces capables de la stopper, comme c’est le cas aujourd’hui en Syrie – elle active immédiatement le bouton «Help» auprès de ses partenaires de l’Otan. Tel un adolescent jouant au dur devant ses camarades, pour après les appeler au secours car ayant reçu une riposte digne de ce nom. Une virilité alliée à l’anti-virilité absolue en un seul package.
Donc ce que fait en réalité la Turquie, c’est d’entamer des actions sans concertation avec ses alliés de l’Otan dans un premier temps, mais au moindre souci crier quant à la nécessité pour eux de la faire protéger. Un jour contre la Syrie du président Assad, un autre contre la Russie de Poutine, demain ce sera peut-être quelqu’un autre. Peut-être même la Chine où la Turquie tente d’instrumentaliser depuis un bon moment le prétendu problème ouighour.
En d’autres termes: je suis fort, je n’ai besoin de personne. Et puis tout à coup: venez me protéger! Le souci pour Ankara c’est qu’en continuant à jouer à ce jeu, elle risque, au final, de perdre toute la mise. La Turquie, faisant qu’on le veuille ou non, partie de la grande famille eurasienne, pouvait profiter des opportunités qui lui étaient offertes par les puissances mondiales et régionales indépendantes, que ce soit la Russie, l’Iran ou la Chine. Elle avait aussi une occasion unique d’aller dans le sens de la normalisation des relations avec la République arabe syrienne – et un premier pas avait été fait en ce sens en janvier dernier lorsque les chefs des services de renseignement syriens et turcs s’étaient rencontrés à Moscou, formalisant ainsi leur premier contact depuis le début de la guerre qui fut imposée à la Syrie. Désormais et au vu des événements en cours à Idlib, notamment l’engagement turc en faveur des terroristes déclarés, y compris ceux d’Al-Qaida, c’est gâché.
C’est d’ailleurs l’idée partagée par le parti politique turc Vatan, selon lequel si la Turquie lance une guerre contre la Syrie, elle peut tomber dans un piège préparé par les Etats-Unis et Israël et perdre des alliés comme la Russie, la Chine, l’Iran et l’Irak – une annonce qui a été faite le 26 février dernier.
Effectivement, le temps est venu pour que la Turquie d’Erdogan fasse un choix. Et non plus un choix situationnel, mais bel et bien sur du moyen-long terme. A défaut de quoi, elle risque de perdre tout.
Aussi, et plus particulièrement dans la situation en cours en Syrie, il serait difficile de ne pas aborder l’approche hypocrite et ouvertement malhonnête de l’establishment occidental – étasunien en tête, européiste en bon suiveur. A savoir que lorsqu’Ankara avait lancé son offensive contre les forces kurdes – alliées des USA, ce même establishment criait au scandale, menaçant même la Turquie de sanctions. Désormais, ces mêmes silhouettes jurent leur solidarité avec Ankara à Idlib (et donc approuvent aussi les actions des terroristes) contre les forces gouvernementales syriennes. Un monde de fous direz-vous? Et ce ne serait pas loin de la vérité.
Quoiqu’il en soit, ni l’Otan, ni l’Occident en général ne sauveront pas la Turquie. C’est un fait. L’histoire retiendra tout de même que la Turquie d’Erdogan, lorsque cela l’arrange, adore appeler au secours ses alliés otanesques, y compris si pour cela il faut les mettre en péril. Concernant la partie islamiste de la question, l’histoire retiendra aussi que la Turquie d’Erdogan a choisi de défendre des extrémistes de la pire espèce, y compris affiliés à Al-Qaida, contre une armée légitime en train de libérer son territoire national. Quant à l’intégration eurasienne, ni la Russie, ni la Chine, ni l’Iran, n’ont besoin d’alliés – amis des salafistes. Partenaires de circonstances – peut-être. Pour aller plus loin – non merci. La rencontre Poutine-Erdogan dans les prochains jours sera certainement décisive. A condition encore d’avoir lieu – si le président turc commet une quelconque erreur comparable à celle de novembre 2015, elle risquerait tout simplement de ne pas avoir lieu, avec en prime des conséquences fortement sérieuses. Il est encore temps de revenir à la raison. L’avenir nous situera.
Mikhail Gamandiy-Egorov